Fabienne Barataud, scientifique en rébellion : « À partir du moment où l’on sait des choses, il y a un devoir d’agir »
Fabienne Barataud est chercheuse à l’Institut national de recherche pour l’agriculture, l’alimentation et l’environnement (INRAE) et membre de « Scientifiques en rébellion ». Face à la minimisation, la distorsion ou encore le déni dont font l’objet les connaissances qu’ils partagent depuis des décennies, ce collectif de scientifiques se mobilise contre l’inaction climatique et écologique. Loin de la très controversée COP28 à Dubaï, c’est à Bordeaux qu’ils organisent une première COP alternative citoyenne. Le mythe de la neutralité de la science enterré, l’engagement devient nécessité. « À partir du moment où l’on sait des choses, il y a un devoir d’agir » confie Fabienne Barataud. Entretien.
Du 30 novembre au 4 décembre dernier, vous avez organisé une COP alternative à Bordeaux, pouvez-vous nous expliquer pourquoi ? Quelle a été votre démarche ?
La démarche s’inscrivait dans une campagne internationale du mouvement « Scientist Rebellion » – « Scientifiques en rébellion » étant le mouvement français rattaché à celui-ci – en marge de la COP28 à Dubaï pour essayer d’être force de proposition d’autre chose. On souhaitait pouvoir reconstruire des lieux de discussion et de mains tendues inter-organisations engagées dans des mouvements climat ou écologique, et puis avec la société civile dans son ensemble.
L’idée de ces COP alternatives était d’ouvrir des espaces de réflexion, de débat, de discussion pour essayer à la fois d’analyser les enjeux actuels d’urgence écologique et climatique, les causes de ces mauvais états des écosystèmes dans leur ensemble et surtout, d’imaginer des solutions et de réouvrir les imaginaires par rapport à un modèle dogmatique qui prévaut un peu partout aujourd’hui. C’est-à-dire celui de poursuite d’une croissance, de solutions fondées essentiellement sur la technique et la maîtrise des choses. On voulait donner la possibilité de penser un peu en dehors de tout ça, avec l’ensemble des parties prenantes. C’est un peu une « COP des peuples », là où aujourd’hui le fonctionnement des COP est assez largement dévoyé.
Vous avez fait tomber les murs du laboratoire pour aller à la rencontre du grand public. Vous avez entre autres organisé le procès fictif de TotalEnergies via un exercice de théâtre participatif. Peut-on imaginer qu’en 2035, l’entreprise soit reconnue coupable ?
Je ne sais pas si on peut l’imaginer. L’exercice était avant tout pédagogique. C’était une des formes que l’on avait envisagées parmi plein d’autres au cours de cette COP, en vue de reprendre prise sur ce futur et de trouver des modes d’action et de réflexion. L’idée, c’était d’essayer, en mode théâtre forum, de débattre et de faire cet exercice intellectuel de déconstruire des arguments de la défense, de voir quels sont ceux des différentes parties prenantes et de mettre en évidence à quel point c’est tout un système d’interaction entre des lobbies industriels, mais aussi un monde de la finance et des formes de politiques des États, qui s’imbriquent les unes avec les autres pour fabriquer le désastre actuel.
Ce procès fictif de Patrick Pouyanné était un moyen de décortiquer la mécanique qui fait qu’aujourd’hui, ce système-là tient. Ce qui nous intéressait n’était pas tant le fait d’arriver à dire « Est-ce que Patrick Pouyanné est coupable ou non-coupable ? », mais le processus de réflexion avec les personnes au cours de cet exercice. D’ailleurs, on n’est pas allé au bout du processus. On avait sciemment décidé d’arrêter. II ne s’agissait pas de prononcer un jugement, un verdict. Il s’agissait ensuite, à partir de ce que nous avaient enseigné les échanges et les débats, d’essayer à nouveau d’ouvrir une discussion sur ce que l’on pourrait faire pour s’en sortir. C’était bien cela l’intention.
Quelles conclusions avez-vous tirées de cette Alter-COP28 à Bordeaux ?
Un premier point, qui est de l’ordre du ressenti des personnes y ayant participé, c’est que cela fait du bien. Le fait de retrouver des espaces où pouvoir s’exprimer, échanger, émettre des idées, imaginer d’autres choses, contribue à redonner prise sur des événements qui semblent nous échapper totalement. Chez les personnes qui ont pu participer à ces trois journées, il y avait le sentiment de redevenir actrices, et non plus de juste subir quelque chose qui les dépassait. Ça, c’est un premier enseignement qui rejoint ce en quoi l’on croit assez fort à « Scientifiques en rébellion » : l’histoire nous montre que des mouvements sociaux d’ampleur ont été à l’origine de grands changements au cours de l’histoire. Donc, redonner de la puissance aux citoyens et aux citoyennes peut encore permettre des transformations importantes pour agir face à l’urgence climatique et écologique.
Ensuite, une autre des conclusions que la COP alternative a permis de mettre en évidence, c’est le caractère interconnecté et systémique des enjeux. La COP28 de Dubaï se focalise uniquement sur la question carbonée et la question de la décarbonation, donc sur la question climatique. Nous, à l’issue de Bordeaux, nous avons montré l’articulation entre les différentes questions : le climat mais aussi la biodiversité, l’usage des sols, les mobilités, les modes de vie, etc. Et que le fait de penser les choses en silo est une erreur parce que cela finit par aboutir à des solutions qui sont de mauvaises solutions, en particulier des solutions purement technologiques. Si elles donnent l’illusion de répondre à l’un des enjeux, dès que l’on considère le compartiment d’à côté, on s’aperçoit qu’elles portent atteinte à un autre des compartiments. Les questions d’équité et de justice sociale ont été particulièrement mises en évidence également.
Et la troisième chose, puisque les enjeux sont interconnectés, c’est l’importance de tisser du lien entre organisations. Ce que l’on veut, c’est initier des mouvements sociaux d’ampleur et contribuer à les renforcer. Ça a aussi été particulièrement riche d’enseignements à Bordeaux : de permettre des échanges et des discussions entre des militants associatifs sur des luttes locales, avec d’autres luttes, d’autres assos à d’autres échelles, sur d’autres territoires, des corps de métiers différents, mettre en lien des artistes avec des scientifiques, avec des citoyens, avec des experts techniques, de croiser le plus possible les regards, les sensibilités, l’éthique de connaissance et les thématiques.
Que pensez-vous de l’accord qui a été adopté à Dubaï à l’issue de la COP28, qualifié d’« historique » par la présidence ?
Il faut déjà rappeler ce que sont les COP. Ce sont des endroits où les accords sont établis au consensus et non pas à un vote majoritaire, par exemple. Qui dit consensus entre différentes parties prenantes, dit qu’on arrive de facto un point d’accord au sens du plus petit dénominateur commun. C’est souvent au moins disant puisqu’on va finir par ne signer que ce sur quoi tout le monde s’entend. Elles ne peuvent donc pas être très disruptives. Donc, la COP produit ce qu’elle peut produire vu son mode de participation et son mode d’accord. À titre personnel, ce n’est finalement pas une très grosse surprise – au vu de la participation des lobbies du pétrole de certains pays et de la nécessité d’arriver à un consensus – qu’il n’y ait pas eu formulation d’une sortie des énergies fossiles, par exemple.
Ensuite, les COP ne sont de toute façon pas contraignantes. Elles ne fixent ni calendrier, ni moyens, ni obligation de résultat avec éventuellement des sanctions en contrepartie. C’est du déclaratif, c’est de l’intention. Pour autant, il n’y a pas de réel consensus au sein du mouvement « Scientifiques en rébellion » sur comment l’on doit considérer cette COP. Néanmoins, il faut reconnaître qu’il y a une forme, dans le discours ambiant, d’acceptation un peu plus générale du fait que les énergies fossiles sont responsables du changement climatique. Donc, on avance au travers de ces différentes COP, sur l’acceptation de cette réalité. Malgré tout, cela reste très en deçà de ce qu’il faudrait faire et accepter de considérer pour faire face à l’urgence.
Pour moi et pour « Scientifiques en rébellion », elle n’est pas à la hauteur de l’urgence écologique et climatique. Est-ce qu’il faut en être surpris ou s’en offusquer ? Je ne sais pas, parce qu’elles sont construites comme cela, de fait, les COP. Par contre, ce qui m’a plus interpellée, c’est cette qualification d’accord « historique » sur un ton un peu triomphaliste je trouve, dans les médias. Je l’interprète comme un besoin général de se rassurer, de se faire plaisir et de se dire « Mais quand même, ça va dans le bon sens ». Il y a un côté « Méthode Coué » qui est un peu inquiétant de ce point de vue-là, parce que de même qu’il y a un déni de réalité face à l’ampleur de ce qu’il faudrait faire pour conjurer le réchauffement climatique, il y a également un déni dans la considération de ce qu’est réellement cet accord.
En fait, ce n’est pas tant le contenu de l’accord qui m’a fait peur que la vague de satisfecit général qu’il a provoqué. Ensuite, ça a été contrebalancé. On est un peu revenu en arrière. On a entendu justement plusieurs fois des voix de scientifiques s’élever à nouveau pour dire « Attendez, regardez ce qu’il y a réellement dedans, c’est pauvre ». Mais dans un premier temps, j’ai été frappée par l’espèce de relais médiatique sur cet accord soi-disant historique.
Au vue de l’urgence écologique, la science peut-elle encore rester neutre, si tant est que la neutralité scientifique puisse exister ?
Il y a de nombreux textes qui existent et d’analyses qui montrent que de tout temps, la science a des financeurs, des commanditaires et puis des cadres de pensée, des paradigmes dans lesquels elle s’inscrit. Donc, elle n’est pas neutre. Ce que la méthode scientifique peut faire au mieux, c’est être transparente sur ses hypothèses, sur les données qu’elle mobilise, sur la posture du chercheur qui la met en œuvre, etc. Pour moi, l’exigence de la méthode scientifique, c’est cette transparence. Ce qui fait sa valeur et sa validité, c’est le fait que les résultats soient en permanence soumis à un jeu d’examen critique par d’autres scientifiques. C’est le côté communauté scientifique, analyse critique des résultats et regard croisé sur les résultats pour avancer progressivement, pour construire des choses. Mais il n’y a pas de neutralité de la science, il n’y en a jamais eu.
En fait, bien souvent, les scientifiques qui se prétendent ou pensent – en étant honnêtes – être neutres, ne sont pas lucides, je pense. Ils s’inscrivent dans le régime dominant et ne le remettent simplement pas en question. Mais ne pas remettre en question ce régime dominant ou accepter le paradigme dominant, c’est faire un choix. C’est y contribuer. C’est vrai qu’aujourd’hui, avec l’urgence écologique et climatique, ces questions se posent de façon accrue. Si pour moi, cette neutralité n’a jamais existé, je trouve que s’en prévaloir aujourd’hui est encore plus problématique, parce qu’il y a un besoin d’engagement. C’est-à-dire qu’à partir du moment où l’on sait des choses, il y a un devoir d’agir. On ne peut plus se permettre de se prétendre à côté de la société. Ça n’a jamais été vrai, mais aujourd’hui, ça devient coupable, je dirais.
Quels sont vos leviers d’actions avec le collectif ? Est-ce que vous sentez que le mouvement prend de l’ampleur, que vous êtes davantage entendus ?
On est entendus par moment. Le mouvement prend de l’ampleur. Je pense qu’il y a un malaise croissant d’un certain nombre de collègues qui se posent énormément de questions sur l’utilité et la place qui doit être la leur face à l’urgence écologique. Face à cela, chez « Scientifiques en rébellion », il y a plusieurs modes d’action. Il y a d’une part l’analyse critique de thèses, de documents et la production de tribunes pour venir déconstruire des idées qui circulent, être force de proposition, mettre en évidence des alternatives ou continuer à documenter des impacts écologiques. On vient également en soutien des organisations, des mouvements associatifs et des militants qui ont besoin d’appuyer leur lutte de faits techniques et de documentation. Sur la question des méga bassines ou sur des contournements autoroutiers par exemple, ce sont – entre autres – des apports d’arguments de type scientifique qui permettent de renforcer et de légitimer ces luttes.
Et puis, on est aussi un mouvement qui revendique des actions de désobéissance civile non-violentes. Parce que face à l’urgence écologique, on pense que parfois, le simple fait de produire de la connaissance par des textes ou des discours n’est pas suffisant, et qu’il faut aussi aller s’inviter dans des espaces publics où on n’était pas forcément attendus. Cela passe par des actions de blocage de certains événements. Je pense à des assemblées générales de financeurs d’énergies fossiles, sur des projets routiers, sur lesquels on se met également aux côtés des actions de désobéissance civile dans le monde.
Face aux questions et critiques que soulève l’engagement croissant des scientifiques dans l’espace public, Scientifiques en rébellion propose un manifeste « Pour la liberté d’engagement des scientifiques ». Vous êtes chercheuse à l’INRAE, est-ce que vous êtes soumis à de quelconques pressions du fait de votre entrée en résistance ?
À titre personnel, non. Je ne sens pas de pressions de mon institution par rapport à cet engagement. Les choses sont faites de façon justement documentée, transparente. Je ne peux témoigner que de mon cas de figure mais je n’ai pas d’ennuis avec INRAE sur ces engagements. Je continue à faire mon travail correctement, à publier, à m’engager dans des projets, à communiquer avec mes collègues au sein de mon unité, à échanger, y compris sur ces sujets-là. Et il n’y a pas d’interférences malheureuses entre mon engagement au sein de Scientifiques en rébellion et mon travail de chercheuse à l’INRAE !
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