Les scientifiques alertent : les orques « n’attaquent » pas mais jouent

Par Charlotte Combret , le 1 septembre 2023 - 9 minutes de lecture
queue d'une orque

Une orque. Crédit : Caters / SIPA

Contrairement à ce qui est largement relayé, les orques « n’attaquent » pas les bateaux. Trois spécialistes de ces grands mammifères marins : Pierre Robert de Latour, comportementaliste marin et président de l’ONG Orques sans frontières, Paul Tixier, biologiste marin et chercheur à l’Institut de recherche pour le développement (IRD) en écologie des mammifères marins et Alfredo López, Docteur en biologie de l’Université de Santiago, spécialiste des cétacés de Galice et membre de l’association Orca Atlántica (GTOA) nous éclairent sur l’origine de ce comportement pour le moins inhabituel. La priorité désormais : protéger bateaux et cétacés mais aussi, changer de discours.

Un phénomène nouveau spécifique aux orques ibériques

Ces derniers temps, une petite population d’orques fait particulièrement parler d’elle. Constituée d’une quarantaine d’individus environ, elle s’intéresse visiblement d’un peu trop près aux embarcations humaines évoluant le long des côtes espagnoles et portugaises. Ce n’est pas Sébastien Destremau, ancien skipper français du Vendée Globe, qui dira le contraire. Le 22 mai, alors qu’il naviguait au large du Cap Trafalgar au sud de l’Espagne, son voilier s’est fait largement secoué par une dizaine de leurs représentants. 

Il n’est d’ailleurs pas le premier à les rencontrer. Observées pour la première fois en 2020, 629 interactions de ce genre, au cours desquelles les orques s’approchent des bateaux, ont depuis été enregistrées entre la côte nord-africaine et la Bretagne par Orca Atlántica. Dans 19,9 % des cas, les « contacts physiques causent des dommages qui deviennent graves et entravent la navigation des bateaux » nous explique Alfredo López, membre de l’association. Le comportement s’est ainsi généralisé au sein de ce groupe d’orques, « au point que probablement deux familles sont impliquées sur les trois de cette population » avance avec prudence Pierre Robert de Latour. À ce jour, cet intérêt particulier pour le safran des bateaux n’a pas de précédent.

« Il ne s’agit en aucun cas d’attaques ou de vengeance »

Devant ce comportement inédit qui laisse entrevoir de nombreuses zones d’ombres, des théories plus ou moins farfelues émergent, prêtant parfois à ces grands mammifères marins, des intentions de prédation ou de vengeance. Pour les spécialistes interrogés, cette approche-là est à bannir de toute urgence. Depuis la Colombie-Britannique, Paul Tixier rappelle que « les notions d’attaque gratuite ou de vengeance n’existent pas en termes de comportement des espèces animales ». Du côté de la Galice, Alfredo López affirme qu’« il s’agit d’un comportement complexe composé d’une chaîne de comportements changeants. Jamais de vengeance ». Son association n’exclut toutefois pas l’hypothèse d’une « réponse à une situation aversive » initiée par la matriarche du groupe d’orques concerné, une femelle plus âgée nommée Gladys, qui aurait vécu une mauvaise expérience avec un bateau. 

Pour Pierre Robert de Latour, cela ne ressemble pas à ce qu’il connaît des orques. « Les orques, quand ils sont dérangés, s’éloignent en général. Ce ne sont pas des animaux très agressifs. Ce sont de féroces prédateurs. Quand vous êtes sur la liste des proies, vous n’avez aucune chance, mais si vous n’êtes pas sur la liste des proies, ils ne sont naturellement pas agressifs ». Spécialiste de l’approche sous-marine des orques, le comportementaliste ajoute également qu’« il n’y a aucune motivation de prédation dans ces comportements-là. Pour la bonne et simple raison que ce sont plutôt des jeunes qui la mettent en pratique et que les adultes se tiennent un petit peu loin ». 

orque adulte
Une orque adulte. Crédit : Astrid Van Ginneken / Center For Whale Research / Exeter University

L’hypothèse du jeu ou « effet de mode » 

Mais alors quelle mouche a piqué ces jeunes représentants du plus grand prédateur marin ? D’après les experts, la théorie du jeu est celle qui apparaît comme étant la plus probable. « Les orques qui interagissent avec les navires sont uniquement intéressées par le safran. Lors des interactions, elles font bouger cette pièce, et parfois essaient de la décrocher, ce qui apparaît les stimuler (…). Les individus, essentiellement des juvéniles, font cela de manière collective, et jouent comme ils pourraient le faire entre eux ou avec d’autres éléments de leur environnement. C’est l’occasion de socialiser, une part importante de la vie des orques. Quand elles arrivent à le décrocher, les orques continuent de jouer avec le safran loin du navire, démontrant qu’elles n’ont aucun désir de faire du mal aux personnes » nous explique Paul Tixier. Ce « comportement auto-induit » est aussi l’une des deux hypothèses portées par Alfredo López. « Ils inventent quelque chose de nouveau et le répètent, ce comportement coïncide avec le profil des juvéniles ». Le spécialiste des cétacés de Galice prévient toutefois que « nous ne savons pas laquelle des deux hypothèses pourrait être la bonne ».

Si Pierre Robert de Latour devait donner une explication, ce serait aussi pour celle-ci qu’il pencherait. « Ça tournerait autour d’une extrême curiosité, une tendance à jouer, sachant que tous les jeunes mammifères (…) apprennent la vie par le jeu ». Il rappelle que nous avons affaire à des animaux extrêmement sociaux qui, par l’éducation des adultes, apprennent les règles sociales ou encore, les éléments de prédation, de cette façon. 

Des questions qui restent à la surface

Quant à la question du « pourquoi un tel jeu aurait spécifiquement émergé au sein de cette modeste population d’orques ibériques », elle est encore à élucider. « Pour des raisons que j’ignore, je pense que ça a commencé comme un jeu et que ce jeu n’a pas été régulé par les adultes…. Qu’est-ce qui s’est passé ? Est-ce que des adultes ont été tués ? » s’interroge le président fondateur d’Orques sans frontières. Avec une grande réserve, il émet l’hypothèse qu’alors livrés à eux-mêmes, les juvéniles chahuteurs de bateaux auraient pu n’avoir eu « aucun repère et aucune indication pour leur dire que ça, ce n’est pas quelque chose qui est bien, qui est profitable. La preuve, c’est que c’est une population qui crève de faim ». Pillée par les hommes, il précise que la ressource en thon est de plus en plus limitée pour les épaulards.

Alors l’origine de ce comportement inhabituel est-elle liée aux activités humaines ? Paul Tixier nous explique que « le seul facteur qui a pu favoriser son apparition au sein de la population d’orques du détroit de Gibraltar est le fait que ces orques soient exposées à un trafic maritime important, augmentant les opportunités d’interaction et donc la probabilité de développer le comportement ». Pour Alfredo López, il est sans doute « lié à l’augmentation du trafic maritime et des bateaux, ainsi qu’à la pêche illégale au thon » dans cette zone.

Un bateau de pêche chassant le thon rouge
Un bateau de pêche chassant le thon rouge. Crédit : Mercedes

La priorité : protéger les orques et les bateaux

Pour Pierre Robert de Latour, ce n’est toutefois pas le plus important. « Parce que la réponse à cette question n’apportera pas la réponse à la question essentielle : comment protéger les bateaux contre ce phénomène ? ». Dans un passage comme Gibraltar, explique-t-il, ne pas pouvoir manœuvrer correctement son embarcation met directement les marins en danger. Guidés par la peur, certains d’entre eux peuvent être tentés « d’avoir cette réponse extrême, d’embarquer une arme et d’essayer de régler leurs problèmes eux-mêmes, ce qui est très dangereux pour cette population d’orques ». C’est ce qui s’est passé le 17 août dernier à proximité du détroit de Gibraltar, en Espagne. Les passagers d’un voilier espagnol ont tiré sur ces grands mammifères marins noir et blanc, avant d’être arraisonnés.

Ce que propose GTOA en cas d’interaction, c’est « d’arrêter le bateau et de couper le moteur. C’est une façon de réduire la motivation, car la vitesse est une motivation pour les orques, elles sont en compétition avec le bateau et un voilier ne pourra jamais dépasser une orque à grande vitesse, d’autant plus si le gouvernail est endommagé ». Les plaisanciers peuvent consulter le site web de GT Orcas pour savoir où se trouvent les points chauds, être vigilants s’ils naviguent dans ces zones, éviter de naviguer la nuit et éviter autant que possible de s’approcher de la côte.

Les scientifiques appellent à changer de discours 

Cette peur est d’autant plus présente qu’elle est nourrie par le traitement médiatique qui a été fait de ces derniers évènements, prêtant aux orques des intentions qui ne sont pas les leurs. Paul Tixier, inquiet, se joint à une trentaine de scientifiques pour alerter sur la menace que représentent ces faux récits pour une population d’orques déjà gravement menacée d’extinction. « Il y a quelques jours, avec l’ensemble des spécialistes des orques, nous avons publié une lettre ouverte pour rétablir les faits et l’interprétation scientifique du comportement de jeu car les nombreux sujets des médias décrivant des attaques ou une vengeance, au delà d’être faux, ont pour effet de déclencher des réactions très négatives, voire inquiétantes, auprès des utilisateurs du détroit comme les plaisanciers. Certains n’hésitent pas à utiliser des pétards envers les orques et nous craignons que cela aille crescendo ». Tous redoutent l’effet « Dents de la mer » qui avait contribué à diaboliser les requins blancs et précisent que jamais une orque n’a tué un être humain dans la nature.

Relayée par The Guardian, les scientifiques rappellent le caractère imprévisible, par définition, de la vie sauvage, et l’humilité dont l’être humain doit faire preuve face à cela. « Lorsque nous sommes en mer, nous sommes dans le royaume de la vie marine. Nous ne devons pas punir la faune pour son caractère sauvage. Nous devons garder la tête froide lorsque les animaux sauvages ont un comportement nouveau et nous devons faire davantage d’efforts pour adapter nos propres actions et comportements à la présence d’animaux sauvages ».

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Charlotte Combret

Issue d’une grande école de commerce, Charlotte délaisse rapidement les open spaces parisiens pour s’engager dans la voie de l’indépendance. Son désir de lier pédagogie et poésie la conduit à devenir journaliste rédactrice, dans les Landes, pour des entreprises et médias engagés. Ses passions : le cinéma animalier, les voyages en train, les lectures féministes et les jeux de mots en tout genre.

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