Théorie de l’effondrement : qu’est-ce que ça signifie ?
La théorie de l’effondrement n’est pas le titre du dernier film catastrophe en salle (même si ça pourrait, comme on va le voir). C’est une théorie pluridisciplinaire qui met en lumière les risques d’un effondrement des civilisations humaines dans le futur. Avec son côté “fin du monde”, cette théorie a connu ses heures de gloire, tant du côté des scientifiques et des sociologues qui tentent de réfléchir au dérèglement climatique et à ses conséquences sur les sociétés humaines (l’écologie est un des pans de cette théorie) que du côté des gens un peu moins sérieux.
Au-delà des fantasmes qui entourent cette théorie, que l’on appelle aussi collapsologie, plongeons dans des scénarios futurs, pas forcément réjouissants, pour tenter de comprendre ce qui fonde la théorie de l’effondrement et si elle est pertinente.
D’où vient cette théorie ?
La théorie de l’effondrement n’est pas l’œuvre d’un scientifique qui joue l’ermite dans un laboratoire. Elle est née d’une convergence de plusieurs travaux portant sur les limites physiques du monde et le rapport avec ce que l’on nomme des sociétés complexes.
Le Club de Rome (1972)
En 1972, le Club de Rome (un groupe de chercheurs-euses) publie « Limits to Growth », un rapport sur les limites du monde physique. La conclusion de ce rapport est qu’on ne peut pas prendre à la terre plus qu’elle ne produit, soulignant par-là même que c’est exactement le contraire que nous faisons.
Cette critique du capitalisme fait écho à la théorie philosophique de Marx qui argue qu’une économie en croissance permanente finira par atteindre un plafond de verre sur une planète aux frontières bien délimitées.
De nos jours, le capitalisme cherche en permanence à étendre ses frontières d’exploitation et les envies de coloniser (le mot en dit déjà long) Mars ou la lune l’attestent parfaitement.
Joseph Tainter, le visage de la théorie de l’effondrement (1988)
L’une des personnes les plus connues de la mouvance qui entoure cette théorie est Joseph Tainter, un anthropologue américain et qui écrit en 1988 « The Collapse of Complex Societies ».
Sa thèse tend à démontrer que plus les sociétés deviennent complexes (agissant avec de nombreuses interactions dépendantes les unes des autres), plus le coût de maintien de ces sociétés augmente. En grandissant et se complexifiant, ces sociétés finissent par engendrer un coût de maintien supérieur aux bénéfices qu’elles génèrent. Conserver les sociétés dans leur ordre existant coûte plus cher en ressources que ce qu’elles ne rapportent. Plus les sociétés deviennent dépendantes des ressources à leur disposition, plus elles en consomment. Les rendements de ces ressources finissent alors par diminuer et, faute d’en avoir suffisamment pour se maintenir, les sociétés s’effondrent.
Pour Tainter, c’est l’incapacité à s’adapter ou à simplifier les interactions dans les sociétés (avec moins de ressources par exemple) qui est à la cause de cet effondrement.
Jared Diamond, quand le facteur écologique s’ajoute à la théorie de l’effondrement (2005)
Entre 1988 et 2005, la théorie de l’effondrement fait son petit bonhomme de chemin, et si certains y contribuent, il faut attendre Jared Diamond et son livre « Collapse: How Societies Choose to Fail or Succeed » pour que l’écologie soit mise au centre de la théorie de l’effondrement. Le géographe ajoute au propos que les pressions environnementales et l’incapacité des humains de s’adapter aux changements qu’elles imposent sont un vecteur de l’effondrement d’une société.Sa thèse n’est pas aussi pessimiste que les précédentes car elle décrit des sociétés qui ont réussi à relever les défis et éviter l’effondrement. L’auteur cite notamment les habitants-es de Tikopia, une île du Pacifique, qui parviennent à garder un équilibre écologique grâce au contrôle de la taille de leur population et à des modes de vie adaptés à leur environnement.
Pablo Servigne et Raphaël Stevens, les jeunes chercheurs qui ont popularisé la collapsologie
La collapsologie est un concept qui apparaît pour la première fois en 2015 dans le livre « Comment tout peut s’effondrer » des deux jeunes chercheurs.
Dans la continuité de la théorie de l’effondrement, les Français tentent de démontrer que l’interconnexion et la dépendance des systèmes économiques, sociaux et écologiques peuvent engendrer un effondrement très rapide des sociétés complexes. Face à l’inaction et aux difficultés pour anticiper des crises qui sont déjà attendues (on connaît les prévisions du GIEC pour 2050), notre modèle actuel de société est très vulnérable.👋 Les points de basculements écologiques sont ainsi au cœur de ce pan de la théorie de l’effondrement.
La théorie de l’effondrement, les concepts clés
Pour mieux comprendre la théorie de l’effondrement, attardons-nous sur deux concepts clés :
- Les sociétés complexes
- Les rétroactions négatives
Les sociétés complexes
Pour développer cette théorie, les chercheurs-euses ont donc tenté de comprendre pourquoi d’anciennes sociétés s’étaient effondrées.
Joseph Tainter tente ainsi l’analyse de l’Empire Romain, des Mayas ou encore de la société de l’île de Pâques afin de saisir les raisons de leur effondrement. Selon l’anthropologiste, plus une société humaine se complexifie (métiers variés, interactions plus nombreuses et interconnectées, systèmes économiques et sociaux qui se répondent, etc.), plus elle a besoin de ressources. En d’autres termes, plus un système est complexe, plus son taux de maintien est élevé (le taux de ressources nécessaire pour faire survivre cette société).
Si la société continue de se complexifier, elle va passer un cap où son coût de maintien sera plus important que les bénéfices qu’elle tire de ce système complexe. Dès lors, le passage de ce cap conduit à l’effondrement de ladite société.
Plus une société ou un système est complexe, plus il se rapproche du point d’équilibre entre taux de maintien et bénéfices. Lorsqu’il dépasse cette limite, le système s’effondre, les coûts pour le faire vivre excédant ce qu’il rapporte pour vivre.
Les rétroactions négatives
Derrière ce concept au nom un peu étrange se cache en fait une réalité très facile à saisir. Dans une société complexe, où les aspects écologiques, économiques et sociaux des activités et des relations sont interconnectés, l’effondrement d’un pan de l’un des secteurs entraîne une conséquence sur tous les autres.
En d’autres mots, la dégradation écologique, les crises économiques et autres crises sociales se renforcent entre elles.
S’il survient une crise économique, on sait que celle-ci va altérer les interactions au sein de la société et accentuer également la dégradation écologique. Ainsi, par exemple, on pourra préférer réexploiter une ressource fossile moins chère, le temps de passer la crise.
La résultante de cet effet domino est clair, les secteurs interagissent entre eux et se renforcent, en bien, comme en mal !
Les rétroactions négatives renvoient donc à ce jeu de domino entre l’écologique, le social et l’économique qui peuvent s’influencer.
Selon cette théorie, donc, la complexification des systèmes (ou sociétés) accentue l’interdépendance entre les différents secteurs. Or, passé le cap où le taux de maintien est supérieur aux bénéfices apportés par la société, les secteurs commencent à mal fonctionner naturellement (sur les plans écologique et économique principalement), et le déclin atteindra vite toutes les strates de la société complexe et elle s’effondrera sous son propre poids de maintenance.
Qu’est-ce qui provoque l’effondrement ?
Maintenant que la théorie est acquise, allons donc voir du côté du réel comme cela peut se traduire.
L’épuisement des ressources naturelles
Quand on prend à la terre plus qu’elle ne peut donner, cela provoque un épuisement des ressources. En 2024, le 5 août était le “Earth Overshoot Day”. Cela signifie qu’à cette date nous avions déjà consommé tout ce que la planète pouvait produire cette année-là. Les 5 mois restants représentent des crédits que l’on prend sur les réserves terrestres, tant qu’elles le permettent. Un jour, cependant, ces réserves seront épuisées puisque nous prenons plus à la planète que ce qu’elle peut donner. Cet épuisement correspond parfaitement au concept de sociétés complexes, dont le coût de maintien est supérieur à ce qu’elle produit en bénéfices.🧑🏫 Le développement durable est la réponse (trop tardive ?) à cette état de faits.
La dégradation de l’environnement
Conséquence, notamment, de l’épuisement des ressources naturelles, la dégradation de l’environnement englobe aussi la pollution, le changement climatique et ses conséquences, ou encore la réduction des écosystèmes et de la biodiversité. Ces modifications écologiques majeures jouent un rôle dans les systèmes économiques et sociaux des sociétés. La dégradation de l’environnement est un accélérateur d’effondrement puisque les sociétés modernes, qui ne parviennent pas à s’adapter à ces nouvelles contraintes, risquent encore plus de s’écrouler.
La surcharge des systèmes économiques et sociaux
Sous le poids de la complexification des systèmes économiques et sociaux, la pression sur les structures de la société augmente. Cette charge se traduit par des coûts de maintenance toujours plus grands, face à des bénéfices qui diminuent (notamment à cause de l’épuisement des ressources et de la dégradation de l’environnement). C’est cette instabilité qui rend les sociétés vulnérables à des crises économiques sociales ou écologiques (cela peut même toucher les trois en même temps).
La multiplication des crises systémiques
Parce qu’ils sont interconnectés, les différents secteurs sont vulnérables à des crises qui vont contaminer les autres secteurs et ainsi devenir systémiques. C’est le principe de l’effet domino ou de réaction en chaîne. L’interconnexion et l’interdépendance des secteurs fait que si l’un est en crise, les autres le seront aussi, ce qui crée un cercle vicieux aggravant la dureté des crises en série et accélérant la possibilité d’effondrement.
Deux perspectives qui s’affrontent
Deux visions s’opposent face à cette théorie de l’effondrement, la vision optimiste, et la pessimiste.
La vision pessimiste
La vision pessimiste est autant portée par des travaux scientifiques (le rapport du Club de Rome par exemple) que par des œuvres de fiction comme Mad Max et autres dystopies. Il faut dire que cette vision a quelque chose de fascinant pour notre humanité qui a toujours aimé mettre en scène sa propre fin, soit à travers la religion (avec l’Armageddon), soit à travers le folklore (on peut penser au calendrier Maya ou à la prédiction de Paco Rabanne sur l’apocalypse en l’an 2000).
La vision pessimiste fait peur et donc fascine et fait vendre. A contrario, les solutions visées par la lecture optimiste de cette théorie sont moins attrayantes que des motos et autres voitures qui crachent des flammes dans un désert apocalyptique.
La vision optimiste
Du côté de la vision optimiste, on pense que cette théorie peut aider l’humanité à prendre conscience de la fragilité des sociétés et des systèmes, aussi dominants soient-ils. L’empire Romain, grande puissance dans l’histoire de l’humanité, est un exemple d’auto-anéantissement, et les optimistes espèrent qu’on pourra tirer des leçons des expériences passées.Une décroissance certaine accompagnée de la low-tech et une décentralisation des pouvoirs pour décomplexifier les sociétés (afin de rendre les systèmes plus résilients face aux crises car moins connectés et interdépendants) font partie des solutions souvent mentionnées par les adeptes de cette vision optimiste de la théorie.
Sommes-nous déjà dans l’effondrement ?
C’est une question que l’on pourrait se poser tant les caractéristiques qui décrivent un effondrement selon cette théorie semblent correspondre avec ce que l’on vit.
La crise climatique, la perte de la biodiversité et la pollution sont autant de preuves que la dégradation de l’environnement est bel et bien en cours.
La crise climatique provoque des catastrophes naturelles plus extrêmes dans leurs fréquences et leurs puissances, l’effondrement climatique et de la biodiversité va de concert avec l’épuisement des ressources et fragilise les écosystèmes sur terre. La pollution, elle, joue sur les conditions de vie des êtres humains comme des autres espèces en réduisant leur qualité de vie et leur longévité.
Plus encore, nos sociétés sont sclérosées par des systèmes qui n’arrivent plus à se maintenir par eux-mêmes. Les tensions politiques comme économiques sont de plus en plus prégnantes avec une hausse des inégalités jamais observées entre les individus, comme entre les nations. Avec l’accès de plus en plus limité aux réserves naturelles mondiales (le pétrole, les minerais, etc.), les tensions sociales et économiques et les conflits jaillissent un peu partout autour de la planète.
La guerre de l’eau fait déjà rage dans le bassin du Nil par exemple où l’Ethiopie est accusée par l’Egypte de retenir l’eau du fleuve mythique et d’assécher ainsi les terres en aval. Cette pénurie des matières vitales à notre survie (ne parlons même pas du pétrole, du gaz, ou d’autres choses) démontre une certaine fragilité dans la façon dont nous avons bâti nos sociétés.
Si on ajoute à cela les crises sociales qui peuvent découler de l’inégalité des richesses, sans oublier les débâcles de sociétés qui provoquent une migration massive des individus vers d’autres pays, le cocktail pour un effondrement imminent semble presque prêt.
Pour Antonio Guterres, le secrétaire général de l’ONU, “L’effondrement climatique a commencé”.
Une théorie catastrophiste ?
Certaines personnes reprochent à cette théorie son côté catastrophiste, ayant pour seul but d’épater et de créer de l’éco-anxiété. En somme, pour elleux, cette théorie est caricaturale et cherche à dramatiser le réel dans un objectif unique, vendre. Il faut dire que les bouquins adoptant cette théorie ont souvent été des succès commerciaux.
Plus encore, certains-es scientifiques mettent en avant l’absence de données scientifiques valables pour démontrer cet effondrement. Pour elleux, le biais cognitif des adeptes de cette théorie, portée par des exigences qui peuvent être nobles (décroissance, retour à des sociétés décentralisées, etc.), justifie ces “observations” et non l’inverse. En somme, les partisans de la théorie de l’effondrement reprennent cette théorie car elle valide les solutions qu’ils ont pour la planète.
Les collapsologues, répondent à ces critiques de plusieurs façons :
- Iels rappellent que l’objectif de cette théorie de l’effondrement est d’alerter, et non de prédire ou concevoir des solutions clés en main ;
- Les collapsologues rappellent que cette doctrine est pluridisciplinaire et s’appuie donc sur des travaux de sciences humaines et sociales comme de sciences dites dures ;
- Loin de seulement “râler” sur le constat, cette théorie propose des solutions concrètes comme la low-tech et la décroissance ;
- Iels retournent l’argument du biais cognitif en arguant que les détracteurs-ices de cette théorie font preuve de déni et de biais de normalité.
Pour les collapsologues, dont Raphaël Stevens, il existe des solutions pour échapper à l’effondrement, et il le démontre dans son livre (écrit avec Pablo Servigne et Gauthier Chapelle) « Une autre fin du monde est possible ».
C’est donc une véritable discussion entre pro et anti-théorie de l’effondrement. Est-elle constructive ? C’est une autre histoire.
La théorie de l’effondrement est donc un moyen d’alerter notre monde et surtout nos sociétés sur un éventuel péché d’orgueil. A force d’augmenter la consommation et de porter la “croissance” comme objectif principal de nos systèmes, on risque bien de s’y brûler les ailes. Icare voulait monter, aussi haut que le soleil disait-il ; il a fini dans la mer Egée. Les Grecs avaient aussi leur façon de décrire la théorie de l’effondrement et ce, quelques millénaires avant notre interprétation du phénomène conceptuel. L’Empire Romain connaissait assurément le mythe d’Icare qui se brûle les ailes en voulant aller trop près du soleil. Cela n’a pas empêché le déclin de leur empire.
A présent que nous connaissons la théorie de l’effondrement, cela va-t-il empêcher nos sociétés de s’effondrer ? Seul le futur nous le dira.