Sandra Lavorel, médaille d’or du CNRS 2023 : « Ce que l’on cherche à expliquer, c’est ce que fait la biodiversité dans les écosystèmes »

Par Charlotte Combret , le 20 février 2024 - 9 minutes de lecture
Sandra Lavorel, écologue et pionnière de l’écologie fonctionnelle.

Sandra Lavorel, écologue et pionnière de l’écologie fonctionnelle. Crédit : Hubert Raguet / CNRS Images

Sandra Lavorel est directrice de recherche au CNRS. Depuis plus de vingt ans, elle étudie les services rendus par les écosystèmes aux êtres humains. Récompensée pour ses travaux pionniers en écologie fonctionnelle, la chercheuse devient en 2023, la première écologue à remporter la prestigieuse distinction scientifique du CNRS. Dans cet entretien accordé à Deklic, celle qui travaille sur le prochain rapport IPBES – l’équivalent du GIEC pour la biodiversité – nous parle de sa discipline et de la nécessité de décloisonner les sciences de la société. 

Vous êtes pionnière et spécialiste d’une discipline : l’écologie fonctionnelle. Pouvez-vous nous expliquer ce que c’est ?

L’écologie fonctionnelle est une branche de l’écologie scientifique qui s’intéresse à ce que les organismes font dans les écosystèmes. Elle ne s’intéresse pas seulement aux questions de « qui est là » et « pourquoi » en termes de distribution dans l’espace géographique par exemple, mais aux déterminants des effets des espèces sur le fonctionnement des écosystèmes en s’intéressant à ce qu’on peut observer sur différents organismes. Par exemple : leur morphologie, leur physiologie, des caractéristiques de reproduction, etc. En fait, ce que l’on cherche à expliquer, c’est ce que fait la biodiversité dans les écosystèmes. Les fonctions que l’on va regarder peuvent être très diversifiées. Ça peut être les cycles biogéochimiques, le recyclage du carbone, des nutriments, de l’eau, mais aussi des fonctions comme la pollinisation, par exemple. 

Quels sont ces « services écosystémiques » rendus par la nature/la biodiversité, aux sociétés humaines ?

Ces fonctions, ce sont celles qui sous-tendent les services écosystémiques. L’étape d’après, c’est effectivement de mettre en relation ces fonctions avec les bénéfices que retirent les humains des écosystèmes. J’ai cité la pollinisation, on peut penser aussi à la séquestration du carbone pour la régulation du climat global ou à la régulation des nutriments pour la fertilité des sols ou la qualité des eaux.

Vous avez notamment observé que les changements climatiques, et plus encore la dégradation des sols, affectent la morphologie et la physiologie des plantes. Pouvez-vous nous en dire plus ?

C’est ça. Toutes les synthèses mondiales montrent que la première cause de changement de la biodiversité, c’est grosso modo l’utilisation des sols et des espèces par les humains. C’est donc d’un côté la modification des sols et des mers – je parle plutôt des sols parce que je travaille sur le système terrestre et c’est la même chose dans les mers – et de l’autre ce que l’on appelle l’exploitation directe, c’est-à-dire les prélèvements par la cueillette, la chasse, etc.

Il existe des perturbations naturelles, comme par exemple des inondations, des incendies, des herbivores qui impactent la végétation, mais ces régimes de perturbations sont modifiés, et souvent intensifiés, du fait des humains. Par exemple, quand on perturbe des écosystèmes plus que ce à quoi ils sont habitués, cela va favoriser certaines espèces.

C’est le cas pour ce que l’on appelle des espèces « généralistes », c’est-à-dire des espèces qui ont tendance à être tolérantes à de multiples conditions, versus des « spécialistes ». Par exemple, en montagne, des espèces spécialistes des milieux froids sont très désavantagées par le réchauffement climatique. En milieu agricole également, on va favoriser ce que l’on appelle parfois des espèces plus « banales ». Cela s’observe sur les plantes, mais pas seulement, sur les oiseaux également. Dans les espaces agricoles, avec l’intensification des perturbations, on favorise des oiseaux qui sont plus communs. Ces espèces les plus communes sont celles qui ont tendance à mieux pouvoir exploiter les ressources disponibles rapidement, et donc à avoir des métabolismes et de la reproduction qui sont plutôt rapides.

Si l’on prend pour exemple votre périmètre d’étude, les Alpes, de quelles façons les écosystèmes locaux sont-ils affectés par les différentes pressions exercées sur eux et quelles conséquences pour les êtres humains ?

C’est intéressant parce qu’on voit deux situations contrastées. Ce à quoi je référais, c’est plutôt l’intensification de l’agriculture que l’on va trouver en vallée, avec de l’irrigation et de la fertilisation accrue des prairies pour la production laitière en particulier. Là, effectivement, on favorise des espèces et finalement des écosystèmes qui “tournent plus vite” dans le fonctionnement, et des recyclages rapides.  

Et puis, on a aussi l’inverse. On a une dualisation de l’espace dans les Alpes avec a contrario des zones où l’on va avoir beaucoup moins d’utilisations, voire même de l’abandon. Là, on va typiquement assister à de la recolonisation par des espèces ligneuses, des buissons essentiellement, et puis des arbres. De façon générale, on va avantager des espèces qui sont beaucoup plus lentes dans leur fonctionnement. Cela va favoriser, par exemple, la séquestration du carbone et la régulation des cycles de nutriments. On va avoir des habitats pour des espèces forestières, qui étaient là avant l’agriculture. Cela va également s’accompagner d’autres modifications bien sûr : on aura moins de production agricole, voire pas du tout. Ce qu’il faut comprendre, c’est que l’on n’est pas toujours dans du négatif ou du positif : ce sont juste des changements. 

Vos travaux sont à la croisée des sciences naturelles et des sciences sociales. Vous travaillez autant avec des scientifiques que des agriculteurs. Pensez-vous qu’il soit nécessaire de décloisonner les disciplines pour trouver des solutions pertinentes à la crise écologique ?

Absolument. Pour nous chercheurs en sciences naturelles – moi je suis biologiste, agronome, de formation – l’idée c’est de pouvoir engager les sciences sociales et impliquer les acteurs dans nos travaux. De décloisonner les sciences de la société avec des approches où l’on a une participation des acteurs des territoires, comme des experts professionnels. Dans les Alpes, on travaille par exemple avec les structures des chambres d’agriculture ou les structures qui soutiennent les espaces pastoraux. Toutes les personnes qui travaillent dans différentes structures publiques et collectivités territoriales vont aussi pouvoir apporter leur expertise. On s’appuie également sur l’expertise des agriculteurs eux-mêmes, ce qu’ils observent, ce qu’ils apprennent de leurs pratiques. Parce qu’en fait, un agriculteur expérimente tout le temps, il apprend donc aussi des choses.

De façon générale, nous intégrons aussi les valeurs et les contraintes des personnes qui vivent dans les territoires, donc des agriculteurs, mais aussi d’autres acteurs. Ça peut être les habitants et les autres activités. Par exemple, dans les territoires de montagne, l’agriculture et le tourisme sont complètement imbriqués économiquement. Même dans la vie des personnes, il y a beaucoup, beaucoup de pluriactifs. Il est donc absolument indispensable de ne pas cloisonner, ni même l’agriculture, et de vraiment travailler avec une approche « territoire ».

Est-ce que vous sentez que votre travail trouve une résonance auprès des décideurs locaux, nationaux, voire internationaux ?

On espère. Sur la région grenobloise, nous travaillons avec les acteurs du développement territorial : la métropole et l’agence d’urbanisme qui est responsable de la planification territoriale, par exemple. Ce sont des partenaires qui sont très fortement intéressés. Ils posent finalement les mêmes questions que nous, avec leur approche qui est de proposer de la gestion des territoires. On essaie de travailler main dans la main avec eux, notamment en ce moment, sur comment utiliser la nature pour s’adapter aux changements climatiques. C’est ce que l’on appelle les solutions fondées sur la nature. Ce sont vraiment les mêmes problématiques : nous, on apporte la connaissance scientifique et eux, ils apportent les problématiques de terrain.

Pouvez-vous nous donner un exemple de solution fondée sur la nature ? 

Il y a beaucoup de solutions fondées sur la nature. Celle dont on parle le plus souvent est celle qui consiste à planter des arbres. On a beaucoup d’intention de planter des arbres un peu partout en France, et ailleurs ! Nous, on va pouvoir apporter des réflexions sur quels types d’espèces sont opportunes de planter où, par exemple. Surtout le « » parce que si on a une certaine surface, un certain nombre d’arbres à planter, la question se pose de savoir où c’est optimal en termes de retour sur investissement. Je ne travaille pas directement sur le sujet de la nature en ville, mais il y a également beaucoup de questionnements auxquels les écologues essaient d’apporter des réponses. Pour citer d’autres exemples, c’est également tout ce qui va concerner la régulation des risques naturels, donc les inondations, et puis nous, dans les régions de montagne, tout ce qui va concerner la stabilité des pentes.

Le prochain rapport de l’IPBES – l’équivalent du GIEC pour la biodiversité – dans lequel vous êtes engagée sera publié en 2024. Quels en seront les grands objectifs ? 

Je travaille sur le rapport qui s’appelle le « rapport Nexus » dont l’objectif est de travailler sur les interactions entre biodiversité, santé, alimentation, eau et climat. C’est tout un programme ! L’objectif de ce rapport – qui est original par rapport aux rapports IPBES précédents – n’est pas seulement de faire un état des lieux, de dire quelles sont ces interactions ou quelles sont les projections dans le futur, mais vraiment d’essayer d’examiner des solutions pratiques pour les intervenants de ces différents secteurs. Du point de vue des acteurs de la biodiversité, de l’alimentation, de l’eau, du climat ou de la santé. Ce qu’on va produire dans ce rapport, ce sont des suggestions de solutions que peuvent prendre en main les acteurs internationaux, nationaux et locaux.

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Charlotte Combret

Issue d’une grande école de commerce, Charlotte délaisse rapidement les open spaces parisiens pour s’engager dans la voie de l’indépendance. Son désir de lier pédagogie et poésie la conduit à devenir journaliste rédactrice, dans les Landes, pour des entreprises et médias engagés. Ses passions : le cinéma animalier, les voyages en train, les lectures féministes et les jeux de mots en tout genre.

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