Philippe Grandcolas, directeur de recherche au CNRS : « Il ne s’agit pas seulement du déclin des espèces d’insectes, mais de tout ce qui pourrait contribuer aux équilibres écologiques »
Philippe Grandcolas est directeur de recherche au Centre national de la recherche scientifique (CNRS). Depuis 30 ans, il étudie l’évolution des insectes. Parfois adulé, souvent redouté, ce groupe d’arthropodes est surtout très méconnu. Alors que les insectes représentent plus de deux tiers des formes de vie sur la planète, leurs populations s’effondrent en silence. Dans cet entretien accordé à Deklic, le scientifique nous parle de leurs rôles dans le monde vivant et de celui des pratiques agricoles industrielles dans leur disparition, à l’heure où le gouvernement met en pause son plan de réduction de l’usage des pesticides.
Quand on parle de la crise de la biodiversité, de l’effondrement du vivant, on pense généralement aux mammifères mais peu aux insectes. On les tient à distance, sans trop s’y intéresser, alors que l’on cohabite avec certains d’entre eux. Pourquoi, selon vous ?
Il y a déjà, je pense, tout simplement une question de sensibilité, d’empathie humaine. En tant qu’humains, nous sommes nous-mêmes des mammifères. On a donc une meilleure compréhension, plus d’empathie, pour un organisme qui nous ressemble. Puis il y a également des représentations culturelles, notamment occidentales, chez lesquelles les insectes sont souvent soit des anges, soit des démons, et malheureusement très souvent des démons. On pense aux moustiques, aux punaises, aux insectes ravageurs des cultures, etc. Mais on pense moins – ou alors on se dit qu’ils sont peu nombreux – aux insectes bénéfiques. Comme l’abeille domestique par exemple, qui efface les 5 000 pollinisateurs sauvages qui existent en France métropolitaine.
Les insectes sont petits, très nombreux et mal connus, même si on a tous dans l’esprit l’image d’une mouche, d’un papillon, d’une guêpe, d’une abeille, d’une coccinelle, etc. Globalement, on ne se rend pas compte qu’en France métropolitaine, on a 40 000 espèces, dont 5 000 pollinisateurs. Finalement, dans notre vie quotidienne, on pense davantage aux inconvénients qu’aux avantages, notamment quand on est un peu déconnecté de la nature. Donc on ne perçoit pas leurs rôles directement.
Quels sont leurs rôles écologiques et les services invisibles qu’ils rendent aux écosystèmes, êtres humains compris ?
En fait, la diversité de leurs rôles est à la mesure de leur nombre. En France métropolitaine, comme je le disais, nous avons 40 000 espèces. Quand on pense grande biodiversité, on pense Amazonie, bassin du Congo, zones tropicales, mais on ne se rend pas compte que même chez nous, dans un environnement qui est bien anthropisé depuis longtemps, il y a une diversité énorme. Quand on associe « insectes » et « bénéfices pour l’être humain », on pense tout de suite « pollinisation ».
Évidemment, trois quarts des plantes cultivées hors céréales ont besoin d’être pollinisées. Aujourd’hui en France, des plantes ont déjà une production bien moindre, faute de pollinisation suffisante, parce que les pollinisateurs disparaissent, comme la plupart des insectes. Même un colza auto-fertile, s’il est pollinisé, produit en moyenne 30 % en plus. Autre exemple, pour cultiver les tomates sous serre – ce qui n’est pas forcément une bonne idée – on a besoin d’installer des ruchettes. La raison : il n’y a pas assez de bourdons au voisinage pour venir polliniser les tomates. Cette fonction de pollinisation est indispensable et il y existe des cas extrêmes. Des collègues ont étudié la production de cassis dans une région de France où c’est assez traditionnel, en Bourgogne notamment. Ils se sont rendu compte que c’est un facteur quasiment de dix de « manque de production » par « manque de pollinisation ». Ça peut être considérable.
Pour autant, ça ne doit pas être l’arbre qui cache la forêt. Il y a plein d’autres fonctions, à commencer par la dégradation de la matière organique dans les sols. Il y a énormément d’insectes que l’on ne voit pas beaucoup, qui sont très discrets, qui contribuent avec les bactéries, les champignons, les vers de terre à la bonne santé des sols. Il y a également un grand nombre d’insectes qui sont des antagonistes de nos ennemis des cultures, donc des prédateurs, des parasites, etc.
Typiquement, quand un paysage agricole contient des haies, des zones humides, une certaine diversité d’habitats, cela héberge toute une faune qui arrive à contrôler déjà un petit peu les ennemis des cultures. Par contre, si l’on supprime tout cela, c’est une lutte à mort qui s’engage, une espèce de course à l’armement entre pesticides et ennemis des cultures. On met plus de pesticides, des ennemis des cultures deviennent résistants, on met d’autres pesticides, etc. On tue tout ce qui bouge, y compris, en plus, les pollinisateurs. Ce qui dans certains cas, même en agriculture industrielle, va causer de gros problèmes.
Enfin, il y a une autre fonction – parmi toutes celles qui existent – à laquelle on ne pense pas souvent, c’est que les insectes sont consommés par tous les insectivores, c’est-à-dire une bonne partie des oiseaux, des poissons, des lézards, etc. Tous ces animaux sont quelque part dépendants de la quantité d’insectes. Par exemple, quand il y a de moins en moins d’insectes qui volent, les hirondelles font de moins en moins de couvées. Le problème, c’est que l’on perd toute la structure des écosystèmes avec toutes les espèces qui pourraient être antagonistes de ravageurs. Imaginez qu’une chauve-souris mange 1000 moustiques chaque nuit. Si on supprime un certain nombre d’insectes de manière aveugle, on va se priver de l’aide de ces animaux qui auront de plus en plus de mal eux-mêmes à trouver un régime suffisant et à réguler l’ensemble des activités.
En 30 années de recherche sur l’évolution des insectes, avez-vous observé un déclin généralisé de leurs populations ? Peut-on parler d’effondrement ?
Oui, tout à fait. Alors bien sûr, cela va de pair avec l’effondrement de la biodiversité en général. Il y a cinq grandes causes de déclin. La première concerne la disparition des habitats. Si l’on coupe une forêt, si l’on assèche une zone humide, ce qu’il y a dedans va disparaître, au moins localement. Puis si on fait ça de très nombreuses fois, on va littéralement faire disparaître les espèces qui sont inféodées à ces habitats. La surexploitation, pour les insectes, ce n’est pas trop un problème parce qu’en règle générale, on ne les prélève pas.
Après, bien sûr, il y a le changement climatique. Quand il y a des sécheresses très importantes ou des inondations, comme pour le restant du vivant, les insectes le supportent mal. Il y a par ailleurs quelques pullulations. Par exemple, dans le Grand Est, en France, des forêts de conifères – ni très locales, ni très naturelles – ont été littéralement décimées par des petits coléoptères qui ont profité des canicules et des sécheresses. Parfois, il ne s’agit donc pas seulement du déclin des espèces, mais également du déclin de tout ce qui pourrait contribuer aux équilibres écologiques. S’ajoute à cela la pullulation de quelques espèces qui tirent parti du déclin général.
Nous avons ensuite les pollutions. Tous les pesticides – dont une grande partie est faite pour tuer les insectes – sont malheureusement très efficaces. Il faut se rappeler que l’on étend toujours plus de pesticides et que leur toxicité est plus forte. La toxicité des pesticides actuels est 1 000 à 10 000 fois plus forte que celle de leurs ancêtres de l’après-guerre. Ensuite, ce sont des substances qui restent dans l’environnement. Même les molécules de dégradation de ces pesticides peuvent être toxiques. Parmi les pesticides, il y a même des polluants éternels qui restent vraiment très, très, très longtemps. Donc on a un stock de polluants qui continue à agir, y compris en dehors des parcelles traitées, c’est un vrai problème.
Les insectes peuvent également souffrir d’autres substances pesticides qui ne sont pas des insecticides. Concernant le glyphosate, par exemple. On pense qu’il n’y a pas de soucis avec les insectes parce qu’il s’agit d’un herbicide qui intervient sur une voie de synthèse que l’on trouve chez les plantes. Mais malheureusement, cette voie de synthèse existe aussi chez certaines bactéries et chez les champignons. Donc tout simplement, les insectes, les vers de terre et puis d’autres organismes, nous y compris, si nous sommes exposés au glyphosate, outre des effets de cancérogénicité potentiels, nous sommes également affectés par la diminution de notre microbiote intestinal.
Enfin, il y a des transports d’espèces exotiques qui ne vont pas faire du bien aux insectes. Quand on a introduit la coccinelle asiatique en France pour des raisons agronomiques douteuses, on a finalement fait plus de mal aux coccinelles sauvages qu’aux pucerons. Donc on s’est complètement leurré et on n’a pas amélioré la situation.
Le gouvernement a récemment annoncé la mise en pause du plan Ecophyto sur la réduction de l’usage des pesticides. Qu’en pensez-vous et quelles conséquences pour les insectes ?
C’est une absurdité au plan environnemental. C’est une absurdité aussi pour la communauté agricole. Il faut se rappeler le nombre de maladies professionnelles qui sont déclarées par les agriculteurs. Les premières victimes des épandages de pesticides, ce sont les agriculteurs. Il y a vraiment un enjeu de santé publique. Des milliers de captages d’eau potable ont également fermé ces dernières années. On est vraiment dans une situation qui est totalement incontrôlée : pour continuer à produire de manière industrielle, on produit des problèmes qui vont devenir insolubles.
Le problème, c’est d’arriver à ce que les agriculteurs se tournent vers des productions de plus en plus vivrières, utiles, qui ne sont pas destinées à une industrie de la transformation agroalimentaire ou à l’exportation, qui n’ont pas grand intérêt. Et puis de mettre en place des réglementations pour que les importations de produits traités ne fassent pas concurrence à des produits plus sains produits en France.
Le plan Ecophyto n’arrivait pas à atteindre ces objectifs. Mais ce n’est pas pour en produire un qui soit plus efficace qu’il a été mis en pause, je le crains. Donc on va aller vers une diminution du nombre d’insectes, encore. En fait, on voit que les rares productions vivrières, maraîchères et intéressantes qui peuvent être faites, sont encore plus mises en danger. Parce qu’encore une fois, il ne faut pas penser que les épandages ont des actions momentanées et locales. Ils ont des actions qui durent malheureusement et qui débordent des parcelles traitées très largement.
En termes de solutions pour enrayer ce déclin, qu’est-il indispensable de mettre en place selon vous ?
La première mesure serait d’arriver à promouvoir une alimentation en produits de saison, en circuits courts, locale et bio. Évidemment, on ne peut pas demander aux agriculteurs qui ont investi dans des systèmes de production sous pression des coopératives, de l’industrie agroalimentaire, de l’État aussi et de la mauvaise consommation de beaucoup de citoyens, de supporter tous seuls le coût de la transformation. C’est complètement inimaginable de leur demander de tout changer du jour au lendemain, et économiquement impossible. Donc il faut vraiment inciter financièrement et aider financièrement les petits agriculteurs à changer de type de production. Et ça va se faire progressivement.
Ce qui importe, c’est qu’il y ait une politique de subventions qui soit enfin correcte. Il faut se rappeler que la Politique Agricole Commune (PAC), ce sont des milliards d’euros. Chaque Français paye environ 120 euros pour que la PAC puisse exister. Or ces subventions ne sont pas du tout incitatives pour aller dans le bon sens. Après, bien sûr, il y a une question de revenus, mais aussi d’éducation. On peut manger bio à petit prix en s’inscrivant à une Association pour le Maintien d’une Agriculture Paysanne (AMAP), par exemple. On peut arriver à consommer en circuit court local dans beaucoup de régions de France. C’est quelquefois plus difficile dans des grandes villes, mais ce n’est pas impossible. Si l’on est des millions de Français à faire cela, évidemment, on va créer et favoriser une demande commerciale qui permettra – et qui permet déjà – à de nombreux producteurs agricoles de vivre dignement.
Pour conclure sur une note un peu différente, pouvez-vous nous parler d’une espèce d’insectes, que vous avez étudiée ou non, qui est extraordinaire à vos yeux de part ses aptitudes, son comportement ou son évolution ?
J’ai en mémoire en particulier un grillon qui vit en Amazonie. Alors, les grillons, il y en a beaucoup qui chantent. Ce sont des animaux incroyables qui font quelques centimètres à peine de long et qui produisent des chants à hauteur de 80 décibels. C’est l’intensité sonore du bruit d’un marteau-piqueur ! Au plan biophysique, c’est une merveille. C’est un tout petit insecte qui arrive en frottant ses ailes l’une contre l’autre à produire un son d’une intensité extraordinaire, avec une bande passante avec un spectre de fréquences très étroit.
Il y a donc un maximum d’énergie dans un spectre de fréquences très très étroit : c’est ce qui donne le caractère musical au chant du grillon. Ce n’est pas une espèce de bourdonnement ou de chuintement, c’est vraiment une sorte de sifflement. On a observé notamment en Amazonie et dans d’autres territoires tropicaux, des espèces qui sont capables de moduler en fréquence leur chant, un peu comme le font des oiseaux. Et cette modulation de fréquence permet à ces insectes de ne pas être repérés par certains prédateurs qui les chassent au son.
Alors on pourrait se dire : c’est une jolie histoire qui n’a finalement pas trop d’intérêt, si ce n’est de curiosité. Mais en fait, la manière dont ces insectes modulent la fréquence, peut permettre, notamment par analogie, de construire de nouvelles manières de produire du son pour les humains. Des hauts-parleurs ou des basses, par exemple. On peut s’inspirer du grillon musicien pour écouter de la musique, et par ailleurs, ce sont des insectes dont le chant contribue au bien-être quand on vit dans leur voisinage !
🔎 Pour aller plus loin :
En 2023, Philippe Grandcolas publie aux côtés de la médiatrice scientifique Claire Marc l’ouvrage « Tout comprendre (ou presque) sur la biodiversité » aux CNRS éditions. Les scientifiques apportent ici des réponses claires à des questions essentielles pour mieux comprendre la biodiversité et mieux la protéger.
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