1083 : le jean qui traverse le temps plutôt que le monde
1083, c’est la distance kilométrique qui sépare les deux villes les plus éloignées de France, Menton sur la Côte d’Azur et Porspoder, en Bretagne. C’est aussi le nom de la marque de Thomas Huriez, dont les jeans écologiques ne parcourent pas un kilomètre de plus. Inspiré par la nature, le fondateur nous raconte comment sa démarche s’inscrit dans la durabilité, de la fabrication et la commercialisation de ses pièces, à la gouvernance de son entreprise.
Étiez-vous prédestiné à lancer une marque de jeans écoresponsables ?
À la base, moi, je suis informaticien. Donc quand même, je pars de loin par rapport au commerce, à la mode et à l’industrie. Mais ce métier d’informaticien que j’ai exercé de 2002 à 2007, m’a ennuyé. On travaille tous huit heures par jour pendant au moins 40 ans et ce temps de travail, ça ne m’allait pas de le consacrer à des choses qui étaient en décalage avec ce qui faisait sens pour moi. Donc, j’ai décidé de quitter l’informatique en 2007 pour m’installer dans la Drôme, dans la maison de mes grands-parents.
J’y ai ouvert une boutique de mode éthique. Et la mode éthique en 2007, c’était très marginal, assez anachronique, avec des marques de mode qui étaient très engagées dans le fond, mais assez peu grand public dans la forme, puisque c’était des vêtements peu cool. Donc moi, j’étais trop content de pouvoir proposer des vêtements qui respectent les gens, qui respectent l’environnement, ce qui faisait relativement consensus. C’était chouette de voir qu’en fait personne n’a envie de saccager la planète et personne n’a envie de faire travailler des enfants. Par contre, l’apprentissage que j’ai fait en ouvrant ce magasin, c’est que mettre toutes ces idées universelles de respect des gens et de l’environnement dans des vêtements peu désirables, c’est éloigner les gens de ces vêtements-là.
Je me suis dit que ces idées universelles, j’allais les mettre dans un vêtement universel, le jean, pour que ce soit désirable pour tout le monde de s’habiller éthique. Et l’aventure a démarré comme ça, en créant une marque de jeans pour remplir mon magasin. Depuis, ça fait dix ans, et on relocalise 100 % de la filière en France.
Quel est l’impact social et environnemental d’un jean 1083 vs. celui d’un jean Zara, par exemple ?
Pour faire un jean, il y a huit étapes : la production des fibres (le coton, le coton recyclé…), la filature, la teinture, le tissage, l’ennoblissement, la coupe, la confection et le délavage ou le lavage. Pour chacune d’entre elles, on peut faire des choses proprement ou moins proprement. Notre parti pris, c’est que plus l’on produit localement, plus, par nature, on est guidé vers des solutions propres et responsables. Puisqu’en fait, quand on pollue loin de nos yeux, c’est moins gênant que quand on pollue sous nos yeux.
Donc cette proximité, on la cultive à fond, en essayant de relocaliser toutes les étapes de fabrication. Avec du coup, des fibres locales. C’est la nouveauté de cette année, on a fait du coton français grâce au recyclage et à la culture raisonnée, filature en France, peinture avec certifications GOTS, à chaque fois au plus proche, soit en France soit dans les pays limitrophes.
Un jean conventionnel, son empreinte carbone, c’est 32 kilos équivalent CO₂. Les jeans 1083, grâce à cette filière relocalisée, sont à 10,8 kilos. Et notre jean 100 % français, parce que la matière première est locale, parce qu’il n’y a pas de teinture, parce qu’on passe sur des fibres déjà bleues grâce au coton recyclé de vieux jeans, on est à moins de 6,4 kilos équivalent CO₂. Et ça, ça existe déjà. C’est-à-dire que le monde de demain existe déjà, et il n’y a pas plus efficace que des filières locales pour produire des économies d’énergie.
Vous avez lancé un système de consigne pour les jeans, qui est une première, pouvez-vous nous expliquer comment cela fonctionne ?
En fait, on a fait des jeans en polyester recyclé qui sont recyclables à l’infini, à la condition de les récupérer en fin de vie pour pouvoir refaire un fil avec. Ce qu’on s’est dit, c’est que le seul moyen d’être sûr de les récupérer, c’est de faire ce qu’on fait pour les bouteilles en verre, c’est-à-dire les consigner. C’est une innovation dans la mode qui n’est en réalité pas du tout innovante, puisque ça fait 100 ans qu’on le fait dans les cafés. Ce qui est intéressant, c’est que l’économie circulaire est vraiment à notre portée. On n’est pas en train de réinventer la fusée pour aller sur la Lune. On en est en train de faire des consignes pour les jeans. C’est quand même très basique. Et en fait, ça change tout.
Vous vous inscrivez aussi dans une démarche de perma-industrie, qu’entendez-vous par là ?
En fait, on s’est dit « Tiens, si le monde est une industrie, quelle est celle qui produit avec le plus de vertus possibles ? ». On a regardé dans toutes les industries, on n’a pas trouvé d’exemple extraordinaire. Puis on a vu que la nature était une industrie absolument remarquable, puisqu’elle produit son produit à elle, la vie, de manière intarissable, sous la mer, sous la terre, sur terre, dans les airs. Elle a une capacité à créer la vie quoi qu’il arrive. Et on se dit, « cette industrie de la nature qui produit la vie quoi qu’il arrive, qu’est-ce qu’on peut apprendre d’elle ?». Et donc on a identifié six principes de la nature qui inspirent tout ce qu’on fait chez 1083.
La nature, elle crée et elle produit inlassablement. Elle est très entreprenante. Elle expérimente, elle essaye plein de choses. La nature, elle part toujours du terrain. Elle cultive vraiment la proximité, elle fait avec ce qu’elle a. La nature, elle s’interconnecte. Une feuille qui tombe d’un arbre va générer une interconnexion avec des petits insectes qui vont la dépiauter et en faire un morceau de terre demain. La nature, elle est circulaire, il n’y a jamais de déchets. La nature, elle est diversifiée. Rien n’est monolithique, ce qui finit par être monolithique, meurt. Et le dernier des principes qui est super intéressant, c’est que la nature est sous limite. C’est-à-dire qu’il n’y a pas d’infini dans la nature. Tout est fini. Et ça, ça nous questionne sur notre volonté de grandir, de croître, de développer à l’infini des choses, plutôt que d’apprendre à s’auto-réguler. Et bien tout ça, c’est ce qu’on a appelé la perma-industrie. Et c’est ce qui guide les fondements de 1083.
On connaît finalement assez peu les huit étapes de la confection d’un jean, nous, en tant que consommateurs, pensez-vous que c’est en partie pour cela qu’on n’en comprend pas la valeur et que le prix d’une pièce plus responsable peut encore représenter un frein ?
Pour une minorité de personnes, oui, il y a un sujet de prix. Mais pour une majorité de personnes, c’est différent. Quand on voit le nombre important de consommateurs français qui achètent des jeans de marque et quand on voit le chiffre d’affaires que fait la fast-fashion en France, ces deux exemples montrent que les gens dépensent déjà beaucoup d’argent dans leurs vêtements. Et donc, si ces gens-là, ceux qui achètent Levi’s ou ceux qui achètent plein de jeans de fast-fashion se disent « Je vais acheter mieux soit avec une marque locale, soit en remplaçant trois jeans de fast-fashion par un jean made in France », ça fait la même somme à la fin. Mais ça change tout.
Est-ce que vous sentez, en tant que marque, un engouement de plus en plus marqué pour le savoir-faire français, une sorte de retour aux sources ?
Ça s’est accéléré, malheureusement, avec le Covid et les enjeux de souveraineté qui sont liés à la guerre en Ukraine et aux problèmes énergétiques. Notre incapacité à subvenir à nos propres besoins questionne tout le monde. Et donc la réponse est évidente, si on développe des filières locales capables de produire ce que l’on consomme, on sera plus sécure et libre que si l’on dépend tout le temps des autres. Ça, les Français l’ont compris. Ils ont compris en plus, que ça nous faisait du mal économiquement en termes d’emplois, de tout faire fabriquer par les autres. Et quand on comprend en plus, que ça nous coûte la même chose d’acheter un jean 1083 que d’acheter un jean Levi’s ou que d’acheter plein de jeans de la fast-fashion, on switche, on bascule vers les alternatives locales.
C’est un mouvement qui est encore minoritaire parce qu’il est naissant, mais c’est inéluctable que ce soit le bon chemin. Et donc nous, mois après mois, grâce à nos clients, grâce à l’impact de ce que l’on fait, de plus en plus de gens découvrent nos alternatives. Celles de 1083, mais celles d’autres marques made in France aussi, c’est vraiment collectif. Et ça, ça nous fait grandir, ça nous fait créer de l’emploi et ça nous fait accélérer la transition dont notre pays a besoin. On le voit notamment avec l’impact carbone dont je parlais tout à l’heure.
Selon vous, que faut-il absolument regarder lorsque l’on a besoin d’acheter un nouveau jean ?
En 1, et ça ne changera jamais, ses fesses. C’est pour ça que le style est à ce point important chez 1083. Parce qu’un jean peut être super bio, s’il tombe mal, on ne va pas l’acheter. Ou alors pire, on va l’acheter, mais on ne va pas le porter. Or même s’il est bio, ça ne sert à rien d’acheter un jean qu’on ne porte pas. Ça, c’est vraiment fondamental.
Et le deuxième sujet, c’est de comprendre la filière qu’il y a derrière. Il y a plein de leviers pour ça. Nous, sur l’étiquette, c’est écrit « chaque étape fabriquée en France », justement pour faire la pédagogie des huit étapes qu’il y a derrière un jean. L’autre élément majeur, c’est d’avoir la chance de faire se rencontrer les consommateurs et les fabricants. C’est super engageant pour les fabricants puisque quand vous savez pourquoi vous travaillez, que vous avez le merci et le « waouh » de vos clients, c’est trop cool. Ça donne du sens à votre boulot. Et quand vous êtes consommateur et que vous découvrez qui a fabriqué ce que vous portez, ça vous offre un tout autre attachement à votre produit. Cette proximité, c’est absolument ce qu’on cherche à cultiver par la transparence et par le fait d’ouvrir nos usines et de faire se rencontrer nos clients et nos équipes.
Depuis le 19e siècle, le jean est une pièce qui traverse le temps. Essayez-vous de vous extraire des tendances, des collections et de lutter contre l’obsolescence culturelle des vêtements ?
Je trouve très intéressant votre angle de la culture. Moi, je dis souvent « la durabilité émotionnelle versus la durabilité matérielle ». Parce qu’effectivement, la mode, c’est ça. Mais la chance qu’on a, c’est que le jean a un rythme infiniment plus lent. Et d’ailleurs, les coupes d’il y a deux ou trois ans, les modèles « mom » qui sont celles de nos mamans, sont incontournables pour femmes encore aujourd’hui. Ce qui est génial aussi avec le jean, c’est qu’un t-shirt rouge, vous l’achetez, il devient rose, vous allez vous dire « C’est pas de la bonne qualité, il s’est éclairci ». Donc vous allez avoir besoin d’énormément de durabilité matérielle pour ne pas qu’il se démode. Le jean, ce qui est fou, c’est que comme c’est un vêtement de travail qu’on a usé, patiné, on aime qu’il se délave à tel point qu’on achète même neufs, des jeans déjà délavés.
C’est génial de voir ce côté contre-intuitif des choses. Ça montre à quel point le jean défie le temps. On n’a pas le même rapport au temps avec son jean qu’avec n’importe quel autre vêtement. C’est ce qui fait que c’est si intéressant à travailler sur le temps long.
Le collectif En mode climat, dont vous faites partie, propose de repenser, non seulement la conception des pièces, mais aussi les pratiques commerciales et marketing des acteurs de l’industrie textile, est-ce que vous avez aussi ce genre de questionnements ? N’est-ce pas trop difficile de ne pas y céder ?
Le dernier point sur cette durabilité, c’est de ne pas stimuler la sur-consommation. Et dans le jean, c’est assez simple puisque c’est un produit que l’on porte toute l’année. Si on le porte toute l’année, ça veut dire qu’il n’y a pas vraiment de saison. Et donc, s’il n’y a pas vraiment de saison, il n’y a aucun sens économique à faire des soldes sur le jean.
Quand on est une marque française comme nous, on a aucun intérêt à en faire. En fait, on se tire une balle dans le pied si on incite les gens à consommer plus. Parce qu’on n’a pas des prix de vente qui leur permettent de consommer beaucoup plus. Au contraire, on a plus intérêt à amener les gens à consommer mieux, donc moins. Moins les gens consommeront, plus ils auront les moyens de mieux consommer. Le principe des soldes qui consiste à augmenter les marges hors solde pour pouvoir faire des grosses remises pendant les soldes, en fait, est mortifère.
Et donc, il est beaucoup plus raisonnable et engageant d’être sur une logique de prix constant qui correspond à la réalité du prix du produit par rapport aux savoir-faire, aux matières premières qu’il y a derrière, leur qualité et la durabilité des fibres qu’on choisit. Grâce à ça, on fait consommer les gens mieux, quand ils en ont besoin. On achète en mars, en janvier, en novembre, en juillet, le prix juste est toute l’année. Et ça, ça change complètement la relation qu’on crée entre un consommateur et son jean puisque du coup, tout est transparent, tout est clair, tout génère de la confiance.
Est-ce qu’une entreprise qui fait les choses bien, dans un secteur ultra concurrentiel comme celui du textile, peut être pérenne ?
Oui, nous, on a dix ans. Sur nos dix années de travail, on a été rentables neuf fois sur dix. Et tous les profits qu’on fait, on les réinvestit dans le projet, parce qu’on ne verse pas de dividendes. Les écarts de salaire sont limités de un à cinq. Maximum. Et donc, toute l’idée, c’est que l’argent qu’on gagne irrigue la filière de manière équitable pour qu’elle grandisse harmonieusement, durablement. Et pour l’instant, ça se passe bien. Après, les bons choix d’hier ne seront pas les bons choix de demain. Rien n’est acquis et ce n’est pas simple.
Vous êtes optimiste pour la suite, vous pensez qu’on va dans la bonne direction ?
On est sérieux, concentrés et passionnés. Ça ne veut pas dire qu’on fait toujours les bons choix, mais on essaie d’être constants, d’être cohérents. Et ça fait un chemin rempli de chouettes aventures, de chouettes rencontres et de sens !