François Sarano, océanographe : « Ce monde n’est fait que de vivants singuliers que l’on doit respecter »
Ancien conseiller scientifique du commandant Cousteau et chef d’expédition sur la Calypso, l’océanographe François Sarano parcourt les mers du globe depuis des décennies à la rencontre des vivants qui les peuplent. L’homme qui nage épaule contre nageoire aux côtés d’un grand requin blanc dans le long-métrage « Océans », coécrit avec Jacques Perrin, c’est lui. Un jour, une de ses rencontres avec un jeune cachalot va bouleverser ses connaissances sur les animaux. Alors que la biodiversité s’effondre, François Sarano en est convaincu : changer de regard sur le vivant, c’est d’abord prendre le temps d’en poser un sur lui. « Tout est merveilleux autour de nous, pourvu que l’on y prête attention ». Entretien.
Nous abordons souvent la question du vivant sous l’angle froid des chiffres et des études. Vous qui êtes scientifique, pensez-vous que c’est suffisant ?
Évidemment que cela n’est pas suffisant, c’est même terrifiant. Depuis qu’avec mon épouse Véronique, on travaille sur le vivant et en particulier le vivant marin – c’est-à-dire depuis les années 80, avec un sommet de la Terre à Rio en 1992 – on aligne les chiffres. Et chaque année, c’est un petit peu plus catastrophique.
Année après année, les scientifiques du monde entier nous donnent des chiffres de plus en plus alarmants sur l’effondrement des populations, la diminution du nombre d’individus et la disparition des espèces. Mais nous n’avons pas changé un iota notre manière d’interagir avec le vivant. Les chiffres froids, qui parlent à notre raison, visiblement, ne marquent pas. Nous sommes toujours prédateurs, exploitants. Pire que ça maintenant, nous devenons indifférents à leur disparition. Parce que nous vivons dans les villes et dans un monde de plus en plus virtuel, au point que nos enfants ne savent même pas nommer les oiseaux ou les poissons d’une rivière. À peine savent-ils qu’il y a des poissons.
Malgré tout, il y a eu deux progrès. Le premier, c’est que l’on parle plus du sujet, on le met davantage au goût du jour. Le deuxième, particulièrement frappant au cours de ces dernières années, c’est que les scientifiques, qui ont vu que leurs paroles et leurs données n’étaient pas suivies de faits, s’engagent. Ils se rendent compte que les chiffres ne sont pas suffisants et qu’il faut de nouveaux récits, de nouvelles pressions, de nouveaux engagements, pour que l’alarme chiffrée puisse justement être entendue. Ça, c’est une vraie différence.
En 2015, au cours de l’une de vos plongées, Éliot, un jeune cachalot, vous offre une rencontre magique. Qu’est-ce que ce moment vous a appris, que l’on ne retrouve pas dans les livres et les études justement ?
Quand on partage quelque chose avec tous ses sens, cela va bien au-delà de ce que l’on apprend dans les livres. Ça, c’est le premier point. Je fais la différence fondamentale entre le « savoir intellectuel » que l’on peut apprendre à l’université, à la télé, à la radio, dans les journaux… et la « connaissance » qui est quelque chose qui se vit. Avec Éliot, j’ai vécu quelque chose. J’ai tissé des liens. Je me suis engagé avec mes cinq sens. Je ne sais pas grand chose sur lui, mais tout d’un coup, je me suis inséré dans son monde et ça me fait comprendre que je fais partie des autres vivants. Ça, c’est vraiment fondamental.
Le deuxième point, c’est que cette rencontre qu’il m’a offerte – et qui a duré plus de dix minutes – montre que lui aussi veut tisser des liens avec une autre espèce. Éliot, comme moi le scientifique, s’intéresse lui aussi à autre chose que ce qui lui est simplement nécessaire pour vivre. Cela signifie que nous, les humains, ne sommes pas seuls au monde à vouloir étudier l’altérité. C’est vraiment intéressant. Il y a des individus explorateurs dans chacune des espèces et des populations qui, eux aussi, veulent rentrer en contact avec le reste du monde. C’est parce que nous n’avons pas regardé d’assez près le monde des autres vivants que certains pensent encore que les animaux sont des êtres qui répondent de façon standardisée aux stimuli du milieu. Bien au contraire, ils ont des réponses singulières et personnelles. C’est cela aussi que je comprends avec Éliot. Éliot est unique dans son clan. Unique !
On protège ce que l’on connaît… et ce qui est singulier ?
Chaque être vivant est singulier, unique, irremplaçable. La rencontre avec Elliot nous le montre. Cela va à l’encontre de tout ce que l’on pensait autrefois sur les animaux. Jusque-là, notre manière de voir le monde éliminait chez les autres, la différence. « Ils sont tous pareils ». Cela nous a amenés à les considérer comme tous uniformes, et par conséquent, à pouvoir les remplacer les uns par les autres. On peut puiser dans une ressource qui est faite d’individus identiques, sans que cela nous touche. Mais si tout d’un coup, ce sont des individus comme nous, singuliers, avec des personnalités, des histoires propres, on ne peut plus puiser dedans indifféremment. On ne peut plus. Parce que chacun est irremplaçable. Notre manière de voir le monde est alors complètement bouleversée.
C’est pourquoi l’on doit faire plus attention. C’est fondamental et cela remet également en question la manière dont nous analysons le vivant. Aujourd’hui, la méthode statistique prend le dessus. Cette méthode-là nous permet de distinguer un fait général du bruit de fond, mais nous interdit de comprendre le vivant. Parce que justement, le vivant n’est fait que de singularités. De bruits de fond. Parmi les êtres vivants qui ont une durée de vie longue, des capacités cérébrales à mémoriser et à analyser, chacun construit son histoire propre, sa personnalité à travers ses expériences individuelles, comme nous les humains. Dans le clan des cachalots, Éliot est unique. Tache blanche est unique. Roméo est unique. Miss Tautou est unique. Ils sont tous uniques.
C’est pour cette raison que vous avez choisi de donner des prénoms aux cachalots avec lesquels vous travaillez ?
C’est très important de donner des prénoms. C’est surtout que cela ne nous interdit pas de rechercher chez eux leur histoire propre et leur personnalité. Nous avons bien fait de le faire. Parce que depuis treize ans que l’on travaille avec eux, ces prénoms nous sont apparus comme une sorte d’évidence. Et puis, pourquoi ne pas leur en donner ? Pourquoi leur donner systématiquement une appellation alphanumérique qui, dans le cas où, comme nous, nous les découvrons un peu au hasard, n’a aucun sens. Pourquoi ? Ce n’est pas plus précis qu’un prénom. C’est comme si l’on nous appelait par notre numéro de sécurité sociale. Ce serait beaucoup plus précis que les noms et prénoms, qui présentent un risque d’homonymie. Mais on ne nous appelle pas par des numéros de sécurité sociale parce que c’est déshumanisant. Parce que c’est réifiant.
Quand on veut nier l’identité et la personnalité de quelqu’un, on pose un numéro et c’est fini. Il n’y a plus d’existence. Chez les cachalots, nous donnons des noms pour leur donner existence propre, ce qui ne veut pas dire que nous les traitons comme des humains. Tous les êtres vivants qui vivent aujourd’hui ont trois milliards et demi d’années d’évolution derrière eux. Nous sommes tous à égalité d’évolution, mais tous différents.
Stock, poisson, oiseaux : la sémantique que l’on emploie atteste de la façon dont nous considérons les animaux. Est-ce que changer son regard sur le monde vivant passe d’abord par changer la façon dont on les nomme ?
Absolument. Je suis un fervent défenseur de la suppression d’un certain nombre de mots : le « stock » et tout un tas de notions. Encore une fois, je sens que cette méthode statistique – qui est nécessaire au demeurant – élimine tout cela. Elle devrait être accompagnée d’un autre regard qui dit « Voilà le fait général et voilà, dans ce fait général, toutes les singularités qui sont importantes à noter ».
Puis, changer de regard et de sémantique s’accompagne également d’un changement de référentiel de mesure. Je vous donne un exemple. Combien pèse un cachalot ? Plusieurs tonnes ? Pas du tout, il ne pèse pas. Un cachalot, c’est plus léger qu’un papillon. Un cachalot, ça ne tombe pas, ça ne coule pas. Parce qu’il vit dans l’eau. Il ne pèse 50 tonnes que lorsqu’il est mort. Cadavre. Ressource. Sur le pont d’un baleinier. Cela veut dire que notre regard qui juge un cachalot ne le fait pas en tant qu’être vivant. Il le juge en tant que ressource, paquet de viande, sur le bateau d’un baleinier. Jamais de sa vie un cachalot ne pèsera 50 tonnes. C’est pour cela que dans un monde vivant, il est autre chose que ce que nous en pensons. Il n’est pas lourd.
Notre vision du monde est tellement ancrée dans cette notion d’exploitation que l’on ne s’aperçoit même pas que l’on dit – et je l’ai moi-même fait – une énorme bêtise. Si nous y faisions attention, nous en tirerions deux enseignements. D’abord, il faut étudier les vivants vivants chez eux et pas les vivants cadavres. Ensuite, il faut oublier notre référentiel pour pouvoir rentrer dans le monde des autres.
Quand on reste ouvert à la rencontre, peut-on créer une relation, même de quelques minutes, sans se comprendre, sans avoir le même référentiel, avec un être vivant non-humain ?
Cela va bien au-delà de la compréhension. Je ne comprendrais pas Éliot. Je ne peux pas comprendre un cachalot. Et il ne peut pas me comprendre. Pas plus que quand je rencontre un requin ou un autre animal. C’est un autre monde, un autre référentiel, une autre cognition, une autre compréhension du monde. C’est essentiellement, structurellement, originellement, une incompréhension au-delà de laquelle on ne passera pas. Et pourtant – et c’est ce qui me paraît fort – nous avons vécu un moment de bien-être commun. Moi, bien entendu, et lui aussi, auquel cas il ne serait pas resté dix minutes. Par conséquent, cela montre que ce n’est pas la compréhension qui est importante, c’est le fait de vouloir comprendre l’autre.
C’est le « vouloir » qui crée des liens. C’est formidable ce que cela nous dit. Nous, les humains, allons être dix milliards sur la planète et on ne se comprendra pas. Visiblement, en ce moment, on ne se comprend pas beaucoup. Pourtant, au-delà de cette incompréhension, si les gens voulaient se comprendre, nous serions en paix. Encore une fois, je crois que la volonté de comprendre passe au-dessus de tout. Je pense que c’est très, très fort.
On sait, nous homo Sapiens, mais on ne fait pas. Un excès de conscience nous aurait-il fait perdre nos sens ?
Homo Sapiens était peut-être « sapiens » au départ, mais maintenant, il ne l’est plus beaucoup. Si sapiens veut dire « savant » ou « sage », il est ni l’un ni l’autre. En revanche, je disais tout à l’heure que nous étions, nous les êtres vivants, à égalité sur l’arbre des vivants. Tous aussi évolués, chacun avec son identité et son originalité. Nous, Sapiens, notre originalité, c’est de savoir tout ça. De nous réinscrire dans le temps. De comprendre l’irréversibilité de la mort. Cela nous donne une responsabilité puisqu’il semble que nous soyons les seuls à avoir cette conscience-là de la mort, par exemple. Par conséquent, nous avons la liberté de choisir ce que nous faisons en connaissance de cause. Un requin qui tue un lion de mer pour manger ne sait pas qu’il lui donne la mort.
La liberté d’épargner ou la liberté de broyer. La liberté de tuer ou la liberté d’aimer. C’est quelque chose d’incroyablement original dans le monde vivant. Mais cette liberté-là, qui nous construit comme être vivant original, nous n’en faisons pas beaucoup de cas. Je crois que si nous revendiquons être des « sapiens », nous devrions en être dignes. Cette dignité, la construction de notre humanisme, se fait dans le respect des autres, de tous les autres. Elle s’accompagne d’une vraie réflexion à chaque fois que nous devons – si nous devons le faire – effacer un vivant, puisque nous nous sommes rendu compte que chaque vivant était singulier.
Notre relation au sauvage est-elle par ailleurs biaisée par cette image d’un monde hostile, dangereux, qu’il faudrait dominer au risque de se faire dominer ?
Absolument. Les récits qui ont pavé notre histoire et notre enfance de ce qu’est le sauvage façonnent notre relation à lui. Le récit principal, c’est le sauvage en tant qu’« être agressif » ou « être peureux ». C’est déjà erroné puisque la notion de « sauvage » vient de la différence qui existe avec celle de « domestique ». « Domus », c’étaient les animaux qui vivaient dans la maison et « sylva », les animaux qui vivaient dans la forêt. Ils n’étaient ni agressifs, ni fuyants. Il y a donc déjà une trahison dans l’interprétation. Le sauvage, c’est juste ce qui n’est pas domestique, ce qui est indompté, ce qui n’est pas dépendant de l’homme, ce qui est libre.
Puis après, il y a une construction de notre histoire contre la nature qui serait un monde hostile, extérieur à nous. Alors que ce que nous ressentons, nous naturalistes, quand on s’immerge au milieu des autres, c’est que nous en faisons partie. Je ne suis pas Éliot, mais je me sens parent d’Éliot. On est tous les deux des êtres vivants au milieu d’un monde fait des interrelations et des liens que les vivants tissent entre eux. Il n’est pas de la nature et moi de la culture. On est tous les deux parcelles d’océan.
Comment prêter attention, où que l’on soit, où que l’on vive, à ce monde sauvage qui nous entoure ? Comment faire ce premier pas, si l’on n’a pas la chance de pouvoir rencontrer des cachalots ?
À l’instant même, je suis à la fenêtre et je vois trois chardonnerets, un verdier, un tarin des aulnes qui sont sur l’arbre de Judée qui est juste devant. Je peux – et je vais insister là-dessus – si je prête attention, me réinsérer dans le monde des autres. Il est là, à côté. Vraiment, vraiment, vraiment pas loin. Il est à votre fenêtre. Simplement, dans le monde des villes, c’est parfois un peu compliqué à percevoir tellement c’est bétonné, tellement c’est détruit et tellement les activités virtuelles ont tendance à nous étourdir et à nous faire perdre tout jugement. Mais une chose est importante. Le matin, quand on se lève avec Véronique, on dit « bonjour » en regardant dehors. « Bonjour, bonjour. » On fait attention à ce que l’on dit. « Bon-jour. » Effectivement, on regarde autour. L’arbre de Judée, ici, le chêne, là, quelques broussailles de ronces et des oiseaux.
Nous prenons un temps pour prêter attention à ceux qui nous entourent. Tout d’un coup, on donne existence à ceux qui sont là et qui vont représenter les autres. Je me rends compte qu’il y a d’autres vivants qui sont ici. C’est très important parce que si je ne dis pas ça, ils n’existent juste pas. C’est fini. Ils ont disparu du monde. N’existe que ce à qui ou à quoi vous prêtez attention. Ce bonjour du matin, pour moi, il est très, très, très important. Je le fais toujours. Et puis ça permet de remercier ma mère, mon père, tous ceux qui ont fait que je suis ici.
Quand on a de l’égard pour les autres, d’abord de l’attention et puis de l’égard, on crée des liens qui nous rendent riches. C’est que du merveilleux, en mieux. L’autre point, c’est qu’effectivement, on ne peut pas tous aller voir les cachalots. Avec ma petite fille, on ne va pas les voir. Mais par contre, nous faisons attention aux mésanges, aux fauvettes à tête noire, aux chardonnerets et aux pinsons. Nous faisons également attention aux vers de terre, aux tritons, aux têtards, aux libellules.
Il y a plein d’êtres vivants autour de nous. Et ils ne sont pas insignifiants. C’est nous qui les rendons insignifiants. J’insiste là-dessus. C’est nous qui les rejetons dans le néant. Mais tous les êtres vivants ne sont pas simplement signifiants en tant qu’ils donnent un sens, ils sont existants. Et leur existence est invraisemblablement merveilleuse. Quand on réfléchit à l’histoire d’une libellule qui se métamorphose, qui, alors qu’elle était une larve aquatique devient aérienne, ou bien celle d’une grenouille, qui têtard poisson devient quadrupède terrestre, c’est hallucinant. Tout est merveilleux autour de nous ! Pourvu qu’on y prête attention. C’est Vincent Munier, grand photographe de nature qui dit que « Le monde ne mourra pas par manque de merveille mais uniquement par manque d’émerveillement ».
Vous avez écrit plusieurs livres, dont « Sauvons l’océan ! les 10 actions pour (ré)agir » avec votre épouse Véronique, si vous deviez nous en partager une, quelle serait-elle ?
Prêter attention. Réaliser que ce monde n’est fait que de vivants singuliers que l’on doit respecter. Je crois qu’il en va de l’océan comme du reste du monde et que l’on changera uniquement si l’on comprend deux choses. « Pour qui on le fait ? » Si l’on a quelqu’un à qui dédier ce changement vers un monde plus paisible et plus riche, par exemple, ma petite fille, cela devient un engagement. Et puis, « Pourquoi on le fait ? » Quelles sont les raisons profondes de ce changement de regard sur le vivant et de la manière de vivre tous ensemble. Ça passe par dire « bonjour ».
Je pense qu’après, lorsque l’on prête de l’attention à chacun, on arrive à construire des relations plus justes. On arrive à des « égards ajustés » comme le dit si bien le philosophe Baptiste Morisot. Cela signifie trouver sa place. Je crois vraiment que s’il y a un conseil à donner, c’est celui-ci. Parce que tout est lié, tout est vivant. Il n’y a qu’une planète. Dire « on est tous liés », c’est fort. Oui, nous sommes la même eau depuis trois milliards et demi d’années, nous sommes les mêmes vivants.
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