Ours polaires : portrait émotionnel de ces géants du royaume des glaces par Florian Ledoux

Par Charlotte Combret , le 27 février 2024 - 10 minutes de lecture
Un ours polaire

Crédit : Florian Ledoux

Florian Ledoux est un artiste, documentariste et photographe, mais plus encore un amoureux des régions polaires. Chaque année, il passe plusieurs mois sur la banquise Arctique, au plus près des plus grands carnivores terrestres : les ours polaires. En immersion dans leur royaume reculé, au cœur de l’un des environnements les plus inhospitaliers du monde, il observe ces mammifères blancs, élégants et puissants, des heures durant. Muni d’une caméra, d’un drone, mais surtout de patience et d’humilité, Florian Ledoux documente jour après jour ce qui compose leur vie. Ses images, empreintes de douceur et de poésie, révèlent la complexité des émotions ressenties par ces géants blancs. Si le photographe a l’habitude de leur tirer le portrait pour la BBC, National Geographic, Disney ou encore Netflix, il nous invite à l’occasion de cette journée mondiale de l’ours polaire à nous connecter à ces maîtres de l’adaptation au travers d’un voyage émotionnel en quatre épisodes. Son témoignage résulte d’une expérience intime et prolongée aux côtés de ceux qui sont devenus malgré eux, les symboles du dérèglement climatique. 

1. Les ours polaires éprouvent de la joie 

Florian Ledoux : Dans plein de situations, on voit les ours – avec qui l’on passe beaucoup de temps – vivre des moments de joie. C’est le cas quand ils jouent à plusieurs, entre frères et sœurs, par exemple. Lors d’une journée – qui est dans le film Disney « Ours Polaire » – deux oursons jouaient ensemble, à la bordure de la banquise. La mère s’était couchée sur le côté, un peu comme si elle les avait laissés à la piscine. Elle se reposait. Et puis les deux frère et sœur sautaient dans l’eau depuis le bord de la banquise. Il y avait une glace assez fine et ils s’amusaient à la casser en sautant dessus, en faisant des grands splash, des sauts à plat. Un des deux était dans l’eau, l’autre sortait, revenait sur son frère, en sautant, en courant et ainsi de suite. 

Crédit : Florian Ledoux

On voyait clairement qu’il y avait une joie et c’était contagieux : de les voir jouer comme ça, ça se propageait en nous. Après ça, nos journées étaient égayées ! Quand on passe du temps avec eux, on peut lire ces émotions ou ces ressentis sur les animaux. En fait, à travers le jeu, ils apprennent la vie. Ce jour-là, en jouant sur la glace fine, ils apprenaient les différentes textures, les différentes épaisseurs de glace. Dans le futur, cela leur servira à pouvoir naviguer et comprendre comment la glace supporte leur corps, ou non, en fonction des épaisseurs. 

Un autre jour, il y a eu ce que l’on a appelé « la nuit magique ». Deux jeunes ours se poussaient sur une banquise toute fraîche. Ils verrouillaient trois de leurs pattes – les deux de l’avant et une de l’arrière – et ils poussaient avec leur quatrième patte. Ils se laissaient tourner et glissaient comme s’ils faisaient du patin à glace. Après, ils se mettaient debout et se poussaient l’un contre l’autre en glissant sur cette banquise toute fraîche. Ensuite, l’un des deux faisait des trous sous l’eau. L’autre regardait et cherchait son partenaire par transparence, contre la glace. Il faisait des sauts dessus pour essayer de le trouver. Et l’autre sortait de l’autre côté, par un autre trou qu’il avait fait un peu avant. Cette nuit-là, ils couraient partout. Quand ils sont comme ça, dans une phase un peu excitée ou heureuse, ils courent beaucoup, mais pas d’une façon sérieuse et affolée, ils courent d’une façon assez gaie, avec les pattes qui se trimballent à droite, à gauche. Ils regardent partout. On peut vraiment sentir qu’il se passe quelque chose.

Crédit : Florian Ledoux

Une ourse, qu’on avait appelée le « Grinch », jouait beaucoup toute seule. Elle était très, très spéciale. Elle était vraiment hyperactive. Elle jouait avec tout ce qu’elle pouvait trouver. Un jour, elle était sur la glace, un peu brisée, et elle sautait de plaques en plaques. Elle attrapait des algues et les jetait devant elle sur une plaque ou dans l’eau. Elle faisait ensuite un gros plat dans l’eau pour sauter sur l’algue qu’elle venait de jeter. Elle jouait toute seule. Donc il y a vraiment des moments de joie qu’on peut observer !

2. Les ours polaires connaissent l’amour 

Florian Ledoux : Entre une mère et ses petits : il y a un amour et une tendresse incroyables. Par exemple, le Grinch, l’ourse dont je parlais juste avant, a été séparée de sa mère quand elle avait un an et demi – c’est plutôt deux ans et demi généralement – parce qu’un mâle est venu pour s’accoupler. Je ne sais pas trop comment cela s’est passé, parfois le mâle peut être un peu insistant et pousser la mère à se séparer du petit. En tout cas, quand on a revu le Grinch toute seule, elle essayait de se reconnecter avec sa mère. Je l’ai revu au moins trois fois essayer de s’approcher d’elle. Une fois, elle était vraiment près. À une dizaine de mètres.

Crédit : Florian Ledoux

Normalement, quand les femelles ont un tout petit, elles n’aiment pas que d’autres ours s’approchent. Là, le Grinch essayait de jouer un peu à côté de son ancienne maman. Avec le nouveau petit, ils se regardaient. Il y avait un lien, quelque chose se passait. Elle la suivait ensuite un peu à distance. Tout ça pour dire qu’il y a vraiment des connexions et des choses qui se passent au niveau émotionnel/amour avec les liens de parenté.

Et puis, on a également pu observer des parades nuptiales, plusieurs fois. Des moments super beaux. Un jour, on a vu un couple où la femelle guidait la danse. Le mâle avait l’air d’être peureux, un peu timide, il reculait. À un moment donné, ils ont commencé à se faire des câlins et c’était magnifique. La femelle a enroulé sa patte autour du mâle. C’était vraiment délicat. Je ne sais pas si l’on peut appeler ça de l’amour, mais il y avait un ressenti d’émotions, quelque chose l’un pour l’autre. D’ailleurs, la saison dernière, en 2023, j’avais fait une photo de deux ours en train de dormir, l’un face à l’autre en quinconce, comme le yin et le yang. Là encore, on sentait une vraie connexion.

Crédit : Florian Ledoux

3. Les ours polaires expérimentent la tristesse

Florian Ledoux : La nature est rude et une mère perd beaucoup de ses petits. En moyenne dans le monde, seulement 36 à 38% des oursons arrivent à l’âge de cinq ans. C’est principalement à travers les décès qu’on peut visualiser des déceptions ou des tristesses chez les ours polaires.

L’un de mes collègues a vécu ça, il y a quelques années. Une mère venait de perdre son petit, elle était en deuil. Quand les scientifiques sont venus pour faire l’autopsie, la mère a été prise de panique. Elle courait partout, elle faisait du bruit. 

Crédit : Florian Ledoux

L’hiver dernier, la mère du Grinch est décédée d’une façon un peu opaque, un peu bizarre. Son petit avait alors un an et demi. Quand les autorités scientifiques sont venues pour effectuer l’autopsie de la mère, il était complètement paniqué lui aussi. Normal. Sa mère venait de mourir, il était perdu, il voulait rester proche d’elle. Comme ils n’arrivaient pas à le chasser, ils l’ont repoussé, puis ils l’ont tué… 

4. Les ours polaires ressentent de la peur 

Florian Ledoux : Dans de nombreuses situations, une femelle avec des petits va fuir un mâle qui veut s’accoupler avec elle, pour les protéger. Après, les ours polaires peuvent également ressentir de la crainte vis-à-vis des humains, tout simplement. On l’observe, par exemple, quand on fait une approche. On va rester super loin au début et voir si l’ours est craintif ou pas, en fonction de son comportement. Ce n’est pas une peur, mais une crainte. Si on est à trois ou quatre kilomètres, il peut changer de direction. S’il n’a jamais entendu le bruit de la motoneige, ça peut l’effrayer. 

Crédit : Florian Ledoux

Généralement, ils n’aiment pas trop les bruits, mais ils n’en ont pas forcément tous peur. Ils sont tous différents. Ça pour le coup, on peut vraiment le voir pendant les approches. Un jour, une mère était avec son petit en haut dans les montagnes. Nous, on était à quatre kilomètres sur la banquise. Elle n’a pas eu peur, mais elle a réagi. Elle était allongée avec son petit, elle a levé la tête pour voir ce qui se passait. Du coup, on s’est arrêté. On a bien passé six journées, au cœur des nuits polaires et de leurs lumières si particulières, à juste faire des shifts de travail à les observer sur la banquise. On se rapprochait de 200 mètres par session. Jusqu’à un jour où elle s’était habituée à nous. Elle est descendue et s’est rapprochée. Cela montre qu’il peut y avoir une crainte, mais qu’ils peuvent s’y habituer aussi. Ils peuvent comprendre. 

Ce qui est étrange, c’est que lorsque l’on parle des émotions des animaux, on nous dit souvent que l’on fait de l’anthropomorphisme. Mais non. Ce n’est pas nous, humains, qui sommes différents et qui avons quelque chose en plus. La nature, on en fait partie : nous sommes des mammifères ! Ceux qui parlent d’anthropomorphisme ne passent pas assez de temps avec les animaux. Mais quand tu vis avec eux, que tu es capable de les reconnaître par leur caractère et par leur physique – parce qu’ils sont tous différents au niveau du caractère – tu comprends qu’ils vivent des choses de l’ordre émotionnel. 

Crédit : Florian Ledoux


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Charlotte Combret

Issue d’une grande école de commerce, Charlotte délaisse rapidement les open spaces parisiens pour s’engager dans la voie de l’indépendance. Son désir de lier pédagogie et poésie la conduit à devenir journaliste rédactrice, dans les Landes, pour des entreprises et médias engagés. Ses passions : le cinéma animalier, les voyages en train, les lectures féministes et les jeux de mots en tout genre.

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