Protection des dauphins et interdiction de pêche : ce qui se joue dans le Golfe de Gascogne
Depuis plusieurs années, la façade atlantique de la France est le théâtre d’une hécatombe sous-marine silencieuse. Piégés dans les filets, des milliers de dauphins y trouvent la mort chaque hiver. Pour sauver l’espèce d’une extinction régionale, une mesure a été péniblement prise par le gouvernement : les bateaux de pêche devront rester à quai pendant quatre semaines à compter du 22 janvier prochain. À quelques jours de son application, le point sur ce qui se joue dans le Golfe de Gascogne, accompagné de l’éclairage de Philippe Garcia, Président de l’association Défense des Milieux Aquatiques (DMA) qui a œuvré, devant le Conseil d’État, en faveur de cette interdiction.
« La justice suspend l’agonie des dauphins. Pourquoi a-t-il fallu déployer autant d’énergie pour enfin imposer la raison et le respect du vivant ? » se demande Allain Bougrain-Dubourg, président de la Ligue de Protection des Oiseaux, dans un communiqué publié fin décembre par France Nature Environnement. Pour comprendre ce qui oppose décideurs, pêcheurs et militants au large des côtes atlantiques, c’est en arrière qu’il faut regarder.
Un mois de fermeture du 22 janvier au 20 février
Face à la hausse alarmante du nombre de décès chez les dauphins et marsouins du Golfe de Gascogne, le Conseil d’État, saisi en mars dernier par trois associations – Défense des Milieux Aquatiques (DMA), France Nature Environnement (FNE) et Sea Shepherd France – avait ordonné au Gouvernement de fermer, sous six mois, certaines zones de pêche. Pour mettre les cétacés hors de danger, le Conseil International de l’Exploration de la Mer (CIEM), l’organisme scientifique international de référence, préconisait au minimum une fermeture de quatre mois des pêcheries à risques (trois mois en hiver et un mois en été) dans l’ensemble du golfe de Gascogne.
Le secrétaire d’État chargé de la mer, Hervé Berville, avait publié in extremis en octobre un projet d’arrêté incluant l’interdiction de pêcher avec certains filets dangereux pour seulement un mois – en 2024, 2025 et 2026 – dans une partie de la zone, avec la possibilité d’obtenir de nombreuses exemptions. Un texte qualifié d’« honteux » par l’ONG Bloom, à dix mille lieues des recommandations scientifiques.
Le Conseil d’État suspend les dérogations
Fin décembre 2023, nouveau rebondissement. La plus haute juridiction administrative, saisie en référé par les trois mêmes associations rejointes par la LPO, décide de suspendre la majeure partie des dérogations à la fermeture de la pêche dans le Golfe de Gascogne. « Ces dérogations sont trop importantes pour que la fermeture de la pêche ait un effet suffisant sur les captures accidentelles pour avoir une chance de réduire dès 2024 la mortalité des petits cétacés à un niveau soutenable », déclare le Conseil d’État dans un communiqué.
Une victoire pour les dauphins ? « Pas encore, mais il fallait passer par là » nous confie Philippe Garcia, Président de l’association DMA. C’est une « étape majeure », « historique même », qui « devrait logiquement ouvrir la voie – et ouvrir les yeux – aux pêcheurs et au gouvernement sur ce qu’il faut vraiment faire pour sauver non seulement les dauphins, mais aussi la pêche ». Si la mesure divise, selon lui, elle n’en reste pas moins nécessaire. « C’est évidemment un chemin difficile, parce qu’on est dans un tel état d’effondrement de la ressource que les pêcheurs ne veulent pas entendre parler de fermeture. Mais en attendant, c’est à mon avis la seule façon d’y arriver ».
Cette suspension concerne désormais « environ 300 navires sur la période du 22 janvier au 20 février, qui auraient pu continuer à pêcher » souligne Romain Ecorchard, juriste chez FNE, sur Franceinfo. Selon lui, si les dérogations délivrées par l’État avaient été conservées, cette interdiction n’aurait concerné « que dix bateaux » seulement, sur les « 1 000 qui pêchent dans le Golfe de Gascogne ». Un coup d’épée dans l’eau.
Le « bycatch » est l’une des premières causes de mortalité des dauphins dans le Golfe de Gascogne
Comme le préconise le CIEM, cette pause hivernale doit offrir un peu de répit aux mammifères marins. Pendant cette période, les eaux proches du littoral se gorgent de plancton, ce qui attire sardines et anchois. Ces petits poissons, les dauphins en sont friands. Les bars et les merlus, aussi. Ces derniers étant convoités par les humains, les dauphins qui suivent les bancs se retrouvent dans les mêmes zones que les engins de pêche. « Avant de venir s’échouer sur la côte, les mammifères ont été piégés dans l’un des nombreux filets de pêche déployés dans le Golfe de Gascogne » explique Olivier Van Canneyt, ingénieur d’études à Pelagis, dans le journal du CNRS. « Faute de pouvoir s’en libérer, ils n’ont pu remonter à la surface et sont morts asphyxiés. » C’est ce qui se passe pour près de 90 % des dauphins communs retrouvés sur la côte atlantique. Leurs dépouilles lacérées témoignent de ces rencontres fatales avec des monstres de nylon pouvant s’étendre sur des kilomètres et des kilomètres.
C’est ainsi que les petits cétacés deviennent des « prises accessoires » (« bycatch »), puisque non ciblées en premier lieu. Loin de s’apparenter à un simple dommage collatéral, les « captures accidentelles » représentent l’une des premières causes de mortalité des dauphins communs dans cette zone, l’espèce étant pourtant protégée à l’échelle européenne. L’ONG Sea Shepherd tente d’alerter sur le phénomène depuis des années, dans le cadre des opérations « Dolphin Bycatch ».
Parmi les techniques de pêche utilisées, trois d’entre elles sont particulièrement à risque pour les cétacés d’après FNE : les chaluts de fond (grands filets tirés par un bateau qui raclent sur le fond des océans), les filets maillants (filets suspendus à la verticale dans l’eau, ancrés au fond et munis de flotteurs) et le chalut pélagique (grand filet remorqué par un ou deux bateaux qui évolue entre la surface et les fonds marins). Dans sa décision de décembre, le juge des référés a notamment estimé que les navires ayant recours aux sennes pélagiques devaient être inclus dans l’interdiction. Il s’appuie sur un rapport publié par le CIEM, selon lequel elles « ont été à l’origine d’environ 20% des captures accidentelles de dauphins communs dans le golfe de Gascogne entre 2019 et 2021 ».
Les dauphins sont au bord de l’extinction régionale
De son côté, le Comité national des pêches affirme que l’espèce des dauphins communs « n’est pas en danger » dans ce secteur. Mais la communauté scientifique est unanime, les petits mammifères marins risquent de disparaître du Golfe de Gascogne. Alors que les dauphins évoluent en eau libre depuis des millions d’années, l’océan est aujourd’hui devenu un piège géant. L’an passé, ce sont près de 1 500 petits cétacés qui ont été retrouvés sans vie le long des côtes, du Pays basque à la Bretagne, dont une grande majorité de dauphins communs. Un chiffre déjà préoccupant, mais qui ne reflète pourtant que très partiellement le nombre de mammifères marins tués chaque année. D’après les scientifiques de l’observatoire Pelagis, pour le millier d’échouages recensés en moyenne sur le littoral français, entre 5 000 et 10 000 dauphins ont en réalité péri en mer. Soit cinq à dix fois plus. Loin des regards, leurs carcasses coulent à pic vers les fonds marins et n’atteignent jamais le rivage.
En 2019, le taux de surmortalité des dauphins communs par « captures accidentelles » dans le Golfe de Gascogne est ainsi de 1,49%, d’après les données de l’Observatoire National de la Biodiversité. Si ce chiffre peut paraître bas, « en réalité, la survie de l’espèce est menacée à partir d’un taux de surmortalité de 0,78% ! » s’inquiète FNE. Leur taux de reproduction étant particulièrement faible, ces mortalités ne sont plus soutenables.
Une interdiction au bénéfice de l’écosystème tout entier, pêcheurs inclus ?
« Ces décisions sont motivées pour la sauvegarde des dauphins, mais en réalité, elles vont bénéficier à tout l’écosystème » partage Philippe Garcia. L’interdiction de pêche pourrait-elle jouer en faveur des pêcheurs, alors que « colère » et « résignation » sont plutôt à l’ordre du jour ? C’est que nous explique le Président de DMA : « Le problème majeur, c’est que la ressource est effondrée et donc les pêches sont de plus en plus mauvaises, de plus en plus difficiles, de plus en plus coûteuses. Les bénéfices n’ont jamais été au rendez-vous. La pêche est sous perfusion depuis très très longtemps (…) donc la seule solution, c’est effectivement de faire un pas en arrière ».
Pour les associations, cette fermeture arrive ainsi comme une bulle de respiration nécessaire pour une faune marine à bout de souffle. « Un moratoire saisonnier suffisant va permettre de laisser le temps à la nature de se réparer. C’est-à-dire que les poissons vont pouvoir grandir, se reproduire. » Ce qui, in fine, aura une influence positive sur l’ensemble de la filière. Pour l’heure, le juge des référés relève que l’interdiction de pêche est « susceptible de porter atteinte à l’équilibre économique de nombreuses entreprises de pêche, en réduisant leur chiffre d’affaires », mais estime que l’impact de sa décision sera limité dans la mesure où une plateforme d’indemnisation a déjà été ouverte, qui prévoit jusqu’à 100% d’aide publique.
« Les scientifiques vont pouvoir pour la première fois valider leurs estimations »
Dans quelques jours prendra donc effet l’interdiction de pêche pendant un mois. Si cette période a été retenue, c’est que « les mortalités de dauphins arrivent généralement entre le 15 janvier et le 31 mars », indique Philippe Garcia. Mais « ce n’est pas toujours la même quinzaine, cela dépend de tout un tas de paramètres que l’on ne contrôle pas, d’autant qu’on ne connaît pas le moment de la mortalité, on ne connaît que la date des échouages ».
Dans tous les cas, les associations sont formelles : un mois, ce n’est pas assez pour garantir la survie des dauphins du Golfe de Gascogne. « Ça ne suffira pas. Donc on aura des mortalités encore importantes et nous, on nous dira que ça ne marche pas » anticipe M. Garcia. Pour autant, « les scientifiques vont pouvoir pour la première fois valider leurs estimations ». Alors qu’ils se basaient jusqu’ici sur des modèles, ils seront à même de « constater la baisse des échouages », « avec un décalage temporel évidemment, parce qu’il faut tenir compte de la météo par exemple, qui retarde les carcasses en les emportant au large », précise-t-il. Avec ce mois de fermeture, les scientifiques vont ainsi bénéficier d’un « vrai test grandeur nature ». Si celui-ci concerne uniquement les bateaux français, ils représentent à eux-seuls « 90 % des bateaux. Donc c’est déjà beaucoup ». Revenir en arrière pour aller de l’avant, le Président de l’association Défense des Milieux Aquatiques y voit là un parallèle indéniable avec la lutte contre le réchauffement climatique.
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