Stéphane Linou : « On est dans une illusion de sécurité alimentaire »
Les manifestations des agriculteurs de ce début d’année ont mis en lumière les difficultés de ces derniers et leur rôle central pour assurer la sécurité alimentaire des citoyens. Stéphane Linou, Expert-Associé au Laboratoire Sécurité-Défense du CNAM, pionnier du mouvement locavore national et auteur du livre Résilience Alimentaire et Sécurité Nationale a discuté avec Deklic de cette épineuse question.
En quoi le modèle agricole actuel rend notre système alimentaire fragile ?
À l’heure actuelle, le système alimentaire est mondial. Étant donné que jusqu’à présent -mais pas pour longtemps- l’énergie ne nous coûte quasiment rien donc que les transports ne nous coûtent quasiment rien, les territoires se sont spécialisés. On s’est rendu complétement dépendants des autres territoires parce qu’on a abandonné une bonne partie des productions au niveau de nos propres territoires. On s’est progressivement transformé en EHPAD à ciel ouvert, dans le sens où nos territoires ont perdu leur autonomie : ils se sont rendus dépendants des flux. En fait, on est dans une illusion de sécurité alimentaire.
Qu’est-ce qui fait que l’on se trouve dans une situation d’insécurité alimentaire ? Quels sont les risques existants ?
Il y a les pays favorisés comme les nôtres, et il y a d’autres pays qui ont des problèmes liés à la guerre, au dérèglement climatique, politiques ou autre, mais nous on ne tient en France que par les approvisionnements en tout, c’est-à-dire en pétrole, en engrais, en pesticides, en main d’oeuvre. Ce qui permet de produire et consommer à l’heure actuelle, dans le système agricole perfusé par les énergies fossiles, ce sont justement les flux. Si on bloque les flux, on ne produit plus, on ne mange plus et on n’exporte plus non plus. On est complétement dépendants des flux et en termes de souveraineté ça pose vraiment question, parce qu’on ne saurait plus produire et consommer si ces flux d’engrais, de pesticides, de mécanisation, de transformation, de semences étaient coupés.
On n’est plus dans les années 40, où avec l’exode lié à l’avancée allemande, il y a eu un retour dans les campagnes. Ce qui a alors permis d’amortir le choc, c’est qu’il y avait des fermes dans tout le territoire, qu’elles étaient toutes diversifiées et quasiment toutes autonomes. Et il y avait encore des liens entre les gens des campagnes et les gens des villes. C’est ce qui a permis de nourrir la France pendant l’occupation. Mais s’il arrivait la même chose maintenant, on crèverait de faim, parce que même nos exploitations agricoles ne sont plus autonomes pour elles-mêmes. On est dans une hyper-dépendance au pétrole, aux engrais et aux pesticides. De plus, on ne transforme plus les produits à côté des lieux où ils sont produits et on ne les consomme plus à côté des lieux où ils sont produits et transformés. En fait, il y a des flux partout.
Pour être plus en sécurité, l’agroécologie est donc une solution ?
C’est l’abandon de l’agroécologie de territoire qui fait que l’on s’est vraiment vulnérabilisé. Ça a toujours été utilisé, sauf depuis une soixantaine d’années. Avant ça, certes, il y avait toujours eu des spécialités, mais il n’y avait jamais eu de spécialisations. Il y avait toujours à côté des spécialités un peu de tout le reste sur chaque territoire. C’est à partir du moment où on s’est servi des énergies fossiles que le transport n’a plus rien coûté et que les territoires se sont spécialisés sur les productions sur lesquelles ils se sentaient les meilleurs et ont abandonné celles sur lesquelles ils se sentaient moins bons. C’est la théorie des avantages comparatifs de Ricardo. L’agro-sylvo-pastoralisme a donc été abandonné et les outils de transformation autour ont été abandonnés et localisés dans d’autres territoires. Je ne suis pas pour l’autarcie, qui implique d’être 100 % autonome. Mais là on est à 2 % d’autonomie. Pour moi l’enjeu, c’est de fabriquer un entre-deux entre les 2 % actuels et les 100 %. L’enjeu est de créer un filet de sécurité alimentaire par territoire qui permettrait de tenir le coup lors de gros problèmes.
Lorsqu’en 2008, j’ai lancé le mouvement locavore en France, j’avais fait le pari de ne me nourrir qu’avec des produits dans un rayon de 150 km de mon assiette. J’avais imaginé une pandémie grippale qui bloquait les chaines d’approvisionnement, c’est-à-dire que les flux seraient complètement coupés. Combien de temps tiendrait-on sans se taper dessus ? On est perfusés pour 70 % de notre alimentation par les grandes surfaces qui n’ont que deux jours de stock. Nos infrastructures nourricières de territoire, que j’appelle aussi les microbiotes alimentaires de territoire, composés d’un « club des 5 » (production, transformation, distribution-logistique, consommation, prescription), sont tous moribonds, car il manque des maillons. Il n’y a pas de stock dans les collectivités locales et il n’y a pas de stock alimentaire d’État. En même temps on est devenu intolérants à la frustration et 98 % de notre assiette est composée d’aliments venant d’autres régions ou nations transportés par des camions. Entre ces 2 % actuels d’autonomie alimentaire et les 100 % il y a de la marge. Il faudrait créer cet entre-deux, dans chaque territoire, par une déspécialisation-planification agroécologique. L’enjeu, pour des questions de sécurité et d’ordre public, serait de retricoter, à travers des contrats, des infrastructures nourricières territorialisées. Ce n’est pas du repli sur soi. C’est de la prévention permettant pour un certain temps de tenir un choc.
Que pensez-vous des annonces faites par le gouvernement face à la colère des agriculteurs ?
Il n’y a pas d’agriculture sans nature, il n’y a pas de nourriture sans nature. Et il n’y a pas d’agriculteurs sans prix rémunérateurs. Selon moi, la transition agroécologique, pour des raisons de sécurité, on va être obligés de la faire, mais ça se paie. Et pour cela il va falloir payer les agriculteurs pour produire en régénérant. L’écologie et l’agriculture ne sont pas antinomiques, au contraire. L’écologie c’est une question de sécurité, car sans les ressources naturelles qui nous permettent de boire et manger, il n’y a pas de sécurité tout court. Quelques annonces vont dans le bon sens, notamment celle de considérer l’alimentation comme une question de souveraineté nationale. C’est ce que je propose depuis près de 25 ans. Jusqu’à peu, le mot souveraineté alimentaire était un gros mot, mais on commence à ouvrir les yeux. Pour moi, l’alimentation et tout ce qui la permet devraient entrer dans le champ du régalien.
Ce que je propose c’est de créer une BITD (Base Industrielle et Technologique de Défense) alimentaire. La BITD c’est un écosystème d’entreprises de la défense. Comment tient cette BITD ? Pour une bonne partie à travers la commande publique. Pourquoi on ne ferait pas pareil avec l’alimentation, puisque le Premier ministre vient de dire que l’alimentation doit être placée au-dessus de tout ? Il faudrait qu’il existe une BITD alimentaire qui fonctionne à peu près pour la moitié à travers la commande publique : commande d’État, commande des collectivités territoriales avec les cantines, les EHPAD, la restauration collective et pourquoi pas liée à la sécurité sociale de l’alimentation. Une sécurité sociale de l’alimentation adossée à une BITD alimentaire permettrait de reconstruire et de maintenir des infrastructures nourricières, comme la BITD maintient notre infrastructure de défense.
Pouvez-vous nous en dire plus sur le fonctionnement d’une sécurité sociale alimentaire ?
Une cotisation que tout le monde pourrait faire pour ensuite recevoir, permettrait de faire des achats fléchés. Cela pourrait ainsi concerner d’énormes volumes alimentaires issus de nombreux agriculteurs payés au juste prix. Ça permettrait de régler une partie de la question du revenu de nos agriculteurs et de financer la transition agroécologique à travers des achats payés au juste prix. Toute action de fléchage de la consommation à travers la commande publique ou à travers la sécurité sociale de l’alimentation est la bienvenue. Ce n’est pas du repli sur soi, ça n’empêche pas d’exporter une partie de la production, mais au moins il y a une base sur laquelle on a la main.
Quelles sont vos autres préconisations pour assurer notre sécurité alimentaire ?
Des revenus corrects pour les agriculteurs qui s’engagent concrètement vers l’agroécologie, c’est un levier très puissant, tout comme la transparence sur les marges. Il y a une dynamique qui va dans le bon sens, concernant la rémunération des producteurs, notamment avec la marque « C’est qui le patron » (marque créée pour soutenir les producteurs en assurant leur juste rémunération – ndlr). C’est le traçage de la valeur. C’est aussi le principe des AMAP : des consommateurs organisés en association qui fabriquent du temps long à une profession, c’est-à-dire qu’ils amènent sur la table trois ingrédients à des producteurs : le juste prix, les volumes suffisants et un engagement dans le temps, à condition que la production soit bio ou le devienne. Il n’y a pas d’autre issue que de passer par la contractualisation. C’est une planification dans une économie avec marché où on reprend le pouvoir, car c’est un sujet stratégique, sur « la main invisible du marché ».
Je forme aussi les élus en France, pour faire intégrer le risque de rupture d’approvisionnement alimentaire dans les plans communaux et intercommunaux de sauvegarde. Une fois le plan enrichi, on liste des mesures à faire : développer les jardins partagés, sanctuariser le foncier nourricier, développer la commande publique notamment dans les cantines, mettre en place des cours de cuisine, aligner les Projets Alimentaires Territoriaux et les Plans Climat… En fait la planification écologique, personne ne comprend. Pour moi, on n’abordera efficacement cette planification écologique nébuleuse qu’à travers l’assiette. Lorsqu’on traite la question de l’alimentation, on a la chance de traiter un peu d’autres sujets : le climat, l’eau, le foncier, la biodiversité… Plus on déspécialisera les territoires, plus on augmentera la biodiversité.
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