Virginia Markus, gardienne du sanctuaire Coexister : « On peut sortir du rapport de domination et d’exploitation des autres espèces »

Par Charlotte Combret , le 1 mars 2024 - 14 minutes de lecture
Virginia Markus, fondatrice de l’association Coexister, avec Bagdad et Priya

Virginia Markus, fondatrice de l’association Coexister, avec Bagdad et Priya. Crédit : Virginia Markus

Virginia Markus est paysanne, autrice et gardienne du sanctuaire de l’association Coexister qu’elle a fondée il y a six ans. Là-bas, dans un coin du Chablais vaudois, en Suisse, elle ouvre sa porte et son cœur à des animaux d’élevage, initialement promis à l’abattoir. Plus que des poules, des cochons ou des vaches, elle accueille des individus au passé compliqué, mais à la présence bien ancrée. Dans son nouveau livre « Ce que murmurent les animaux », Virginia Markus nous conte l’arrivée, la vie, mais aussi la mort de Priya, la poule « chamane », de Maya la « reine du troupeau bovin », de Tawaki le cheval « à fleur de peau » ou encore d’Ondée, l’« imperturbable » maman cochon. Mains et oreilles tendues, elle reçoit des enseignements de ses colocataires à poils ou à plumes. Dans cet entretien, la militante animaliste nous parle du modèle de coexistence inter-espèces qu’elle expérimente au quotidien, et de la façon dont elle accompagne les éleveurs et éleveuses dans leur reconversion professionnelle. 

Si vous offrez une seconde vie aux animaux que vous accueillez au sanctuaire, vous expliquez dans votre livre qu’ils vous apportent également beaucoup. Quel est le principal enseignement qu’ils vous ont transmis ? 

Je dirais qu’ils m’enseignent toutes les grandes thématiques de vie sur lesquelles les humains aiment philosopher. Mais eux incarnent ces enseignements de manière très instinctive, et très brute. Ça les rend d’autant plus crédibles, de mon point de vue. Ils m’ont vraiment énormément appris, notamment sur l’éducation, sur le concept de santé, sur la vie, sur la mort. Sur la maternité et la grossesse aussi, c’est le cas de maman Ondée, une truie arrivée portante au sanctuaire. Ce sont toutes ces thématiques de vie que l’on effleure parfois dans le programme scolaire ou dans nos cercles sociaux, mais que les animaux incarnent vraiment bien. 

Nous, on a tendance à tergiverser sur certains types d’approches éducatives par exemple. Avant j’étais éducatrice, donc cela faisait partie de mon domaine. En fait, ce que les animaux m’ont beaucoup appris, c’est qu’il n’y a jamais une seule et unique réalité ou une seule et unique méthodologie en matière d’éducation. Les mères vont éduquer un petit en fonction de sa personnalité et de ses besoins, et en fonction de leurs limites à elles également, en tant que mères. L’éducation est beaucoup plus individualisée alors que nous, les humains, avons tendance à essayer de suivre une directive qui nous est donnée en société.

Les animaux d’élevage que vous accueillez font partie de ceux que l’on ne voit pas – ou que l’on ne veut pas voir – comment vous êtes-vous connectée à eux, autrement que par l’assiette ?

Je crois que les tous premiers animaux dits de rente que j’ai vraiment rencontrés, c’était en me promenant. En voyant des élevages de vaches notamment, dans les campagnes. Mais au départ, je n’étais pas forcément interloquée par leurs conditions de vie. Il a vraiment fallu que j’aille à l’intérieur d’un élevage. C’était en 2015, j’avais 25 ans à ce moment-là. J’ai pu faire la rencontre des veaux qui étaient isolés de leurs mères et discuter avec l’éleveur directement sur place. Il m’a expliqué que les veaux étaient séparés de leur mère parce que leur lait nous était destiné, pour la commercialisation. C’est là que j’ai commencé à comprendre qu’il y avait vraiment une problématique éthique derrière cette filière. J’ai commencé à me rapprocher des animaux de rente pour mieux comprendre leur réalité et je me suis vraiment engagée en tant que militante. En parallèle, il y avait aussi les images d’enquête de L214, par exemple, qui tournaient déjà beaucoup. Ça a largement contribué à m’ouvrir les yeux sur la réalité.

Au sein du sanctuaire, vous expérimentez la cohabitation inter-espèces. Selon vous, elle est non seulement possible, mais aussi nécessaire et salvatrice. Pouvez-vous nous expliquer pourquoi ?

En fait, on s’est érigés en tant qu’humains comme un pilier suprémaciste sur le reste du monde. On a décidé que c’était nous qui dominions le monde. On voit bien où c’est en train de nous mener aujourd’hui. On essaie de maîtriser notre environnement. Et plus on essaie de le maîtriser, moins on y arrive, plus il y a de dégâts. Parce qu’il y a des grosses confrontations de valeurs entre les personnes qui veulent défendre la planète et celles qui veulent continuer à exploiter les ressources. J’ai l’impression qu’on n’apprend pas, aujourd’hui, à vraiment connaître celles et ceux qui nous entourent. On apprend surtout à dominer notre environnement. En proposant un modèle de coexistence inter-espèces, je ne suis pas celle qui maîtrise le tout, ici au Sanctuaire. Je dois m’adapter au quotidien, à ce que j’observe, aux besoins des animaux qui évoluent, aux changements de saison. Je vois ce que je dois adapter sur le terrain pour que ce soit agréable pour les animaux, mais qu’on puisse aussi protéger la végétation. En fait, je dois m’adapter à ce qui se passe, tout le temps. 

Et quand j’ai l’impression d’avoir tout compris, quelqu’un va forcément me montrer que j’ai encore du chemin à faire. Que ce soit les animaux ou la végétation, la météo… C’est ce modèle-là que je trouve vraiment inspirant. Cela nous pousse en tant qu’humain à reprendre une place qui est juste, je pense. Une place beaucoup plus humble où l’on a un rôle de «  gardien ». Moi je me sens comme une gardienne sur place, mais je ne suis pas la seule maîtresse des décisions à prendre. Je dois vraiment m’adapter à ce que j’observe et c’est là où je pense qu’il y a de quoi s’inspirer. J’aimerais beaucoup que ce modèle soit démultiplié. Il y a de plus en plus de sanctuaires qui se créent à travers le monde et ça, c’est magnifique ! Cela montre qu’on peut sortir du rapport de domination et d’exploitation des autres espèces et qu’on peut vraiment redevenir des colocataires avec des rôles différents, certes, mais complémentaires.

À l’heure où l’on connaît les problématiques écologiques et éthiques liées à la consommation d’animaux, est-ce qu’offrir la possibilité d’aller à la rencontre de ces rescapés des abattoirs est un bon moyen de faire changer les regards que l’on porte sur eux ?

Je pense que toutes les méthodes militantes se complètent. Il y a des personnes qui vont éveiller leur conscience et changer de mode de consommation après avoir vu des images d’enquête dans un abattoir qui sont très, très dures à regarder, mais parfois nécessaires pour provoquer un déclic. Il y a des gens, au contraire, qui vont regarder ces images et se braquer d’autant plus, ou qui ne vont pas les regarder et rester dans le déni. Chacun a une sensibilité différente. Ce que je vois au sanctuaire, ce qui est magnifique, c’est que les gens viennent à la rencontre d’animaux qui sont libres d’être qui ils sont, qui sont apaisés et qui viennent au contact seulement s’ils en ont envie. Je dis toujours que ce sont des rencontres cœur à cœur, mais pas de manière naïve. Je vois vraiment que les humains qui viennent ici font tomber leur garde et leur fierté. 

C’est ça qui donne parfois des miracles hallucinants. Il y a des personnes qui ne sont pas du tout convaincues par la philosophie qui est prônée sur place, mais qui viennent parce qu’elles accompagnent quelqu’un de leur famille. Finalement, ce sont ces personnes qui changent le plus après une rencontre. Elles se rendent vraiment compte de qui est un cochon, qui est une vache, une fois qu’il y a eu un contact authentique. C’est pour ça que je dis toujours que les animaux font ça beaucoup mieux que nous. Moi, je peux expliquer leur histoire, mais je vais parler au mental de la personne qui est en face. Quand la personne caresse un animal et le regarde dans les yeux, ça se joue à un autre niveau. La prise de conscience est beaucoup plus profonde.

On oppose généralement les défenseurs des animaux et les éleveurs. Vous, vous avez choisi de faire tomber les murs et d’ouvrir le dialogue. Avec Coexister, vous accompagnez les éleveurs qui se posent des questions à engager une transition professionnelle. Pouvez-vous nous raconter comment cela se passe ? 

Cela a toujours fait partie de mes ambitions d’une certaine façon. J’ai toujours voulu ouvrir le dialogue avec les éleveurs et les éleveuses. Je ne me suis jamais mise en opposition avec eux en tant qu’individus. Par contre, je dénonce le système d’élevage, ça, c’est sûr. En créant le sanctuaire, je suis devenue moi-même une paysanne. Fondamentalement, dans mon quotidien, j’ai le même type de routine que les éleveurs, même si ici évidemment, les animaux ne sont pas exploités et ne finiront jamais à la boucherie. Les éleveurs de ma région, et même d’ailleurs, l’ont bien vu. C’est comme cela que petit à petit, il y en a qui se sont approchés de moi, parce qu’ils ont été curieux. Au départ, beaucoup d’éleveurs pensaient que j’allais me planter avec mon projet parce que j’étais considérée comme une militante bobo de la ville. Ils n’avaient pas du tout confiance dans le fait que j’arriverais à créer un projet comme ça, et à le rendre viable et fonctionnel.

Au fil des années, ils ont dû se rendre compte que oui : ça fonctionne, et ça fonctionne même mieux qu’un élevage. C’est ça qui a fait que, au fur et à mesure, ils se sont rapprochés de moi et qu’ils ont commencé à me poser des questions. Puis on a échangé. On a vraiment échangé. J’ai dû beaucoup me remettre en question aussi. J’ai dû faire un grand, grand travail de tolérance, de patience et d’ouverture d’esprit. En parallèle, eux ont vraiment fait tomber leur garde et leur fierté pour s’approcher de moi parce que sinon, c’était trop confrontant. 

Pouvez-vous nous partager l’un de ces récits de reconversion ?

Là par exemple, je peux parler d’une situation actuelle avec un éleveur que j’accompagne. Une situation très complexe, avec un taux d’endettement explosif et beaucoup trop d’animaux à sa charge. Le projet est titanesque et effrayant pour lui, avec beaucoup de peurs et d’allers et retours. Malgré tout, il est sincère dans le fait qu’il tient absolument à cesser d’exploiter les animaux.

Hier soir, on s’est appelés pendant une heure au téléphone et en raccrochant, il m’a envoyé un message en me disant : « cette conversation m’a mis du baume au cœur. Merci ». Ça pour moi, c’est un vrai cadeau. Lui-même le dit : avant on était dans des camps adverses, on était presque ennemis – parce qu’on s’est rencontrés la première fois il y a cinq ans je pense – et quelques années après, on est maintenant en train de travailler ensemble sur un projet qui va finalement soulager tout le monde. Les animaux en première ligne, mais lui aussi. Parce qu’il souffre de cette situation où il a été négligent avec des animaux, au moment où il était dépassé par les événements. Ce sont des histoires encourageantes, même si elles sont de longue haleine. Mais cela demande que dans les deux camps, on fasse un effort de dialogue et de compréhension de la réalité de l’autre. Sans ça, c’est difficile.

Alors que la colère et la détresse des agriculteurs résonnent particulièrement en ce moment, est-ce que vous observez une évolution au niveau des demandes d’accompagnement ? Y a-t-il de plus en plus de professionnels en quête de changement ?

Oui. En tout cas, ce qui est clair, c’est qu’en Suisse, depuis six à huit ans, il y a une vraie mouvance qui s’est installée, des éleveurs et des éleveuses qui souhaitent quitter l’exploitation animale et se former dans d’autres filières beaucoup plus éthiques. Je crois qu’à l’échelle de l’Europe, la Suisse est vraiment exemplaire en la matière. Il y a plus de 140 éleveurs qui se sont reconvertis en six ans et ça, ce sont uniquement les éleveurs que l’on a recensés. Je sais qu’il y en a beaucoup plus qui ont fait le chemin de leur côté, sans faire appel à des associations comme la mienne, ou comme Hof Narr, en Suisse allemande. Cela veut dire qu’il y en a beaucoup déjà qui ont fait ce pas : soit pour des raisons éthiques, soit pour des raisons financières. Nous, on accompagne les éleveurs qui veulent se reconvertir pour des raisons éthiques en priorité. 

Du côté de la France également. Une première éleveuse m’a contactée en France, il y a quelques semaines. Elle était dans une détresse totale parce que personne ne la comprenait. Sans parler des conditions de vie, des conditions financières, qui sont catastrophiques, personne ne comprenait sa démarche éthique. Là, enfin, elle se sent soutenue, entendue. Et puis on travaille sur son projet et je sais qu’au moment où on va pouvoir en parler publiquement, cela va donner l’envie à d’autres de suivre son cheminement. Donc oui, je pense qu’il y a un vrai tournant, qui doit être marqué, mais qui déjà est initié !

En termes de reconversion, les nouveaux projets sont-ils propres à chacun ?

Oui, c’est vraiment propre à chacun. Il n’y a pas de règles. Certaines personnes veulent quitter l’agriculture complètement et se former dans un tout autre domaine, parce qu’ils en ont vraiment trop bavé dans la filière. D’autres ont envie de garder un petit cheptel d’animaux, de faire une ferme pédagogique et de produire autre chose à côté. Ça, c’est un modèle qui fonctionne beaucoup en Suisse allemande, par exemple. La plupart a décidé de créer un sanctuaire à la place de la ferme d’exploitation et puis de produire des légumes, des céréales, du lait d’avoine… 

Sur les deux projets qui me prennent le plus de temps actuellement : l’éleveuse qui est en France veut quitter l’agriculture complètement. Elle veut céder sa ferme et ne plus rien avoir à faire avec ce milieu pour prendre le temps de se reconstruire, de faire le point, de rembourser ses dettes, etc. Mais un jour, quand elle sera prête, elle aimerait créer une ferme pédagogique. D’un autre côté, l’éleveur que j’accompagne activement en Suisse tient absolument à garder sa ferme et les animaux et à produire d’autres choses à côté. Donc ça dépend des gens !


🔎 Pour aller plus loin : 

En janvier 2024, Virginia Markus publie son troisième livre : « Ce que murmurent les animaux ». Une littérature intérieure autour des enseignements que les animaux offrent sur des questions de vie, des questions sociétales et même, des questions d’humanité.


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Charlotte Combret

Issue d’une grande école de commerce, Charlotte délaisse rapidement les open spaces parisiens pour s’engager dans la voie de l’indépendance. Son désir de lier pédagogie et poésie la conduit à devenir journaliste rédactrice, dans les Landes, pour des entreprises et médias engagés. Ses passions : le cinéma animalier, les voyages en train, les lectures féministes et les jeux de mots en tout genre.

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