Bill François, biophysicien et spécialiste du monde marin : « S’inspirer de la nature peut nous aider à comprendre nos façons de vivre ensemble et repenser certains modèles »

Par Charlotte Combret , le 15 mars 2024 - 13 minutes de lecture
Bill François, biophysicien et écrivain

Bill François, biophysicien et écrivain

« L’océan a ceci de commun avec l’âme humaine : qui ne prend pas le temps d’y plonger n’en aperçoit que la surface » nous dit Bill François. Dans son dernier livre « Les Génies des mers », le scientifique et naturaliste propose une immersion dans ce monde marin coloré et sonore, peuplé de créatures aux pouvoirs extraordinaires, qui défient la science depuis des millénaires. Dans cet entretien, le spécialiste de biologie marine nous dévoile quelques-unes des prouesses réalisées par ces espèces sous-marines, tout en soulignant l’impérieuse nécessité de les protéger et de continuer de s’émerveiller.

Loin d’avoir « le QI d’une huître » ou « la mémoire d’un poisson rouge », les animaux marins sont de vrais génies, comment vous en êtes-vous rendu compte ?

Très tôt ! Dès que j’ai pu mettre la tête dans l’eau et plonger pour observer ces créatures. Je me suis rendu compte que l’on pouvait observer des espèces hyper variées qui étaient le résultat d’une évolution aussi incroyable que la nôtre. Plonger la tête sous l’eau, c’est un peu comme visiter une autre planète. On y rencontre des formes de vie extrêmement différentes de la nôtre, qui sont super intéressantes et qui ont beaucoup à nous apprendre.

Les krills – ces minuscules crevettes végétariennes – et les baleines – ces gigantesques mammifères marins – ont cela en commun qu’ils jouent un rôle dans la régulation du climat. Pouvez-vous nous expliquer comment ? 

Oui, tout à fait. On dit souvent que l’océan est notre premier allié contre le réchauffement climatique. Cependant, il faut garder en tête que l’océan ne résoudra jamais le problème du réchauffement climatique. L’océan est un allié – sans lequel on est encore plus menacé – mais il ne va pas nous sauver. Non, ce qu’il faut : c’est arrêter les émissions. En plus de cela, il faut aussi empêcher la destruction de l’océan. Les deux sont nécessaires. 

Les krills et les baleines sont deux exemples parmi plein d’autres. Dans les chaînes alimentaires de l’océan, il y a des espèces qui jouent des rôles très importants. Le krill, c’est une crevette qui mange des algues en surface et qui va aller les digérer en profondeur. Les déjections de ces crevettes se retrouvent ensuite coincées dans des couches d’eau et vont rester séquestrées comme cela pendant des centaines d’années. Cela permet donc de capter du carbone, lui-même capté par les algues que le krill mange, et d’aller le coincer en profondeur. 

Une baleine à bosse en Alaska
Une baleine à bosse en Alaska. Crédit : Paul Goldstein / Cover Images / SIPA

Pour les baleines, c’est à peu près la même idée. Elles ne mangent pas d’algues, mais plutôt du krill, justement. Elles vont concentrer toute cette matière organique et ce carbone dans leur carcasse. Puis quand elles meurent, la carcasse va couler et le carbone va se retrouver coincé pendant parfois des millénaires au fond de l’eau. Cela ne paraît pas grand-chose, mais en réalité, le krill et les baleines – ainsi que plein d’autres espèces – ont un rôle non négligeable sur la régulation des cycles de carbone atmosphérique. Évidemment, cela ne suffit pas du tout à compenser tout ce que l’homme rejette dans l’atmosphère, mais c’est une raison de plus pour protéger l’océan. 

C’est en grande partie un animal marin, la raie torpille, qui a permis à l’humanité d’apprivoiser la fée électricité. Pouvez-vous nous en parler ?  

C’est super intéressant ce sujet-là, parce qu’on n’en parle pas souvent. La raie torpille, c’est un poisson qui émet de l’électricité pour se défendre, mais surtout, pour assommer ses proies. Elle chasse sous le sable et envoie des décharges électriques quand les poissons passent au-dessus d’elle. À l’époque, on ne savait pas vraiment ce que c’était : on la touchait, c’était douloureux, la sensation ne ressemblait à rien d’autre. On ne connaissait pas l’électricité, alors on avait appelé cela la « torpeur » du mot « torpille » en référence à cet animal. Pendant des millénaires, l’homme a étudié ce phénomène, grâce à la raie torpille. Au 17ᵉ et 18ᵉ siècle, il y a eu des théories assez développées par des Français sur la « torpeur ». Ils avaient compris la notion d’électron, de matériau conducteur, de courant électrique, etc. Ils appelaient les électrons des « corpuscules torporifiques », sans savoir ce que c’était. Pour eux : c’était le pouvoir de la raie torpille. 

Une raie-torpille marbrée dans le Golfe d'Aqaba au Sud du Sinaï
Une raie-torpille marbrée dans le Golfe d’Aqaba au Sud du Sinaï. Crédit : Jolyon Graham / SplashdownDirect

Après des siècles de réflexion, on s’est aperçu que c’était peut-être électrique. C’est en voulant démontrer que l’électricité de la raie torpille était la même que celle que l’on voyait dans certaines des premières machines d’électricité statique que Volta, un physicien italien, a réussi à créer la toute première pile électrique. C’était en 1800 et elle s’appelait « l’organe électrique artificiel ». L’idée n’était pas de stocker de l’énergie pour faire fonctionner des appareils comme aujourd’hui, mais d’imiter la chose bizarre que faisait la raie torpille. 

C’est donc grâce à la raie torpille qu’on a la pile électrique, qu’on a fait des grands progrès en électricité et qu’on a compris tous les liens entre l’électricité et le vivant. Parce qu’il y avait d’un côté Volta, mais de l’autre Galvani, son rival, un autre Italien, médecin. Galvani, lui, pensait que toute électricité venait des êtres humains. ll avait eu l’intuition que nos nerfs fonctionnaient de manière électrique. En fait, ils avaient tous les deux raison : c’est à la fois physique et biologique, l’électricité. Grâce à la torpille, Galvani a poussé des recherches dans le domaine de l’électrophysiologie, c’est-à-dire la façon dont l’électricité circule dans le corps. Il a trouvé plein de choses qui sont également à la base de la neurologie d’aujourd’hui. Les deux, grâce à la torpille, ont permis de grandes avancées !

Les espèces marines cristallisent tous les rêves de super-pouvoirs de l’être humain : l’immortalité, l’invisibilité, la capacité de ne pas vieillir ou même celle de rajeunir. Que peuvent-elles encore nous apprendre ?

Justement, ce qui est beau, c’est que l’on ne peut pas savoir ce qu’elles ont à nous apprendre. Mais quand on regarde ce qu’elles nous ont appris par le passé, il y a des tas de choses assez formidables. La raie torpille, c’est quand même une espèce qui a bouleversé l’humanité. Il y existe beaucoup d’autres potentiels pour des technologies, pour des savoirs… Par exemple, la crevette-mante provoque une sorte de réaction nucléaire en claquant des pinces, ce qui émet une lumière. À priori, cela atteindrait la température du soleil, il se peut donc que ce soit nucléaire. C’est un phénomène qui s’appelle la sonoluminescence, que personne ne comprend encore. Ce genre de sujet pourra peut-être un jour nous donner des technologies très intéressantes, changer nos modes de vie, etc.

Une crevette-mante à Mayotte
Une crevette-mante à Mayotte. Crédit : Coeurs de nature / Carine Pons / SIPA

Il y également quelque chose de plus direct que le monde vivant en général – et le monde marin en particulier – peut nous apprendre : c’est de comprendre comment toutes ces espèces résistent. Elles sont résilientes. Elles vivent sans déchets, dans des écosystèmes qui tiennent très, très longtemps comparés aux nôtres. Elles s’adaptent les unes par rapport aux autres. C’est une inspiration d’un point de vue un peu plus philosophique, mais il est nécessaire de repenser nos modes de vie, essayer d’atteindre plus de sobriété, plus de résilience, plus de durabilité. Cela peut paraître un peu hippie d’envisager d’imiter la crevette pour atteindre la sobriété. Néanmoins, quand on regarde l’histoire, les grands courants de pensée se sont toujours développés en observant la nature, en fonction de ce que l’on savait d’elle.

Par exemple, le capitalisme, la libre concurrence, l’économie de marché : tout cela est apparu à l’époque où Darwin commençait à comprendre la sélection naturelle, le fait que les individus au sein d’une espèce sont en compétition les uns par rapport aux autres, que ce sont les plus adaptés qui survivent et que c’est comme cela qu’on évolue. À l’inverse, quand on a compris qu’il y avait également beaucoup de symbiose et d’écosystèmes où tout était relié, qu’il n’y avait pas que des chaînes alimentaires, mais aussi des choses plus élaborées avec de l’entraide, c’est là que sont apparues les notions de solidarité, de socialisme, de sécurité sociale, etc. En fait, je pense que s’inspirer de la nature peut nous aider à comprendre nos façons de vivre ensemble et repenser certains modèles.

Qu’est-ce qu’on perd en accélérant leur disparition ?

Que ce soit d’un point de vue technologique ou philosophique, dans tous les cas, ce qu’il faut : c’est ne surtout pas perdre toutes ces sources d’inspiration. Le problème c’est que maintenant, des espèces disparaissent avant même qu’on ne les découvre. La première espèce marine officiellement déclarée éteinte, c’était cette année. C’est une raie que l’on n’a pas vue depuis 1860. C’est la seule pour laquelle on dispose de suffisamment d’enquêtes et de preuves pour la déclarer éteinte. Mais en réalité, il y a des milliers et des milliers d’espèces qui disparaissent silencieusement.

Des projets actuels de mines sous-marines, comme celui de la Norvège, risquent de menacer des dizaines de milliers d’espèces dont on ignore l’existence dans les endroits où il y a le plus de biodiversité, les sources hydrothermales. C’est probablement même là que la vie est apparue sur Terre, ce sont des réservoirs. On a absolument aucun recul sur les pollutions qui risquent d’apparaître dans ces zones-là. Mais ce dont on est sûr, c’est que ce sont des zones extrêmement sensibles dans lesquelles il y a des espèces qui seront – sans aucun doute – utiles à l’humanité au niveau de leur biologie, leur chimie. C’est certain, des médicaments se cachent là-dedans.

Est-ce que vous pouvez nous parler d’une espèce marine dont on pourrait particulièrement s’inspirer en ce moment ? 

Je vais vous parler de l’éponge de verre. C’est une éponge qui vit dans les fonds marins, dans des grandes profondeurs, plusieurs centaines de mètres. Cette éponge a plein de particularités inspirantes. Déjà, un individu peut vivre 17 000 ans. C’est vraiment très vieux. Nous, en Europe il y a 17 000 ans, on était sous la glace, dans des grottes. 

Une éponge de verre au large de l'île de Roatan, Honduras
Une éponge de verre au large de l’île de Roatan, Honduras. Crédit : Raphaël Sane / Biosphoto / Biosphoto via AFP

Cela veut dire qu’elle peut s’adapter à beaucoup de changements de son milieu. Même si elle est dans des zones assez stables, les fonds marins, elle est résistante. Ensuite, elle vit en collaboration avec des crevettes. C’est assez beau parce que la crevette s’enferme elle-même à l’intérieur de l’éponge. Ensuite, l’éponge grandit et la crevette ne peut plus en sortir. Mais elles vivent comme ça, liées entre elles. La crevette nettoie l’éponge et l’éponge fournit un abri à la crevette. C’est un exemple de symbiose, c’est joli de se dire que deux espèces peuvent collaborer comme cela.

Cette éponge de verre, ce qu’elle fait aussi d’incroyable, c’est qu’elle arrive à produire du verre. Et ce, dans les profondeurs des océans et avec des moyens uniquement biologiques. Elle fait du verre, comme le nôtre, mais extrêmement pur, avec des propriétés mécaniques et optiques bien meilleures que tout ce que l’on sait fabriquer. Le verre est fabriqué sans chaleur, alors que nous, pour en produire, il nous faut des fourneaux très, très, très chauds, donc beaucoup d’énergie. C’est impressionnant !

Au fil du temps, les espèces s’adaptent, vous le dites : nul n’échappe à l’évolution. Selon vous, la faune marine aura-t-elle le temps de s’adapter dans un environnement bouleversé par la crise climatique et écologique ?

Non, et oui. C’est ce qu’il faut répondre aux gens qui disent que le climat a toujours changé. C’est vrai que le climat a toujours changé, mais jamais aux vitesses actuelles. Quand il y avait des changements climatiques importants, sur des centaines de milliers d’années, les espèces avaient le temps de s’adapter et la sélection naturelle avait le temps de se faire. Mais quand le changement a lieu sur quelques décennies comme aujourd’hui, le rythme de l’évolution ne peut pas suivre. Parce qu’il est dicté par les générations d’espèces, et pour qu’il y ait plein de générations, il faut qu’il y ait du temps. Là, il n’y en a pas. Donc cela va provoquer beaucoup de disparitions pour les espèces qui ne pourront pas se déplacer, et puis pour celles qui se déplaceront, cela causera des disparitions d’autres espèces, des bouleversements, etc. C’est sûr que la plupart du monde vivant n’a pas le temps de s’adapter. Si on suit les trajectoires actuelles, on va vers la catastrophe.

Par contre, oui, la vie restera. On dit « sauver la planète », mais il s’agit plutôt de sauver l’extrême richesse de vie que l’on a aujourd’hui, et sauver notre vie à nous. Ce qui est menacé avant tout, c’est surtout notre humanité et les autres espèces.


🔎 Pour aller plus loin : 

Pour qui sait les observer, poissons, mollusques ou coquillages deviennent tour à tour ingénieurs, navigateurs, as de la peinture, médecins du futur. Autant de prouesses que Bill François nous invite à découvrir dans un album magnifiquement illustré.


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Charlotte Combret

Issue d’une grande école de commerce, Charlotte délaisse rapidement les open spaces parisiens pour s’engager dans la voie de l’indépendance. Son désir de lier pédagogie et poésie la conduit à devenir journaliste rédactrice, dans les Landes, pour des entreprises et médias engagés. Ses passions : le cinéma animalier, les voyages en train, les lectures féministes et les jeux de mots en tout genre.

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