EDF vs. CRE : la bataille de chiffres autour du coût du nucléaire en France
La Commission de régulation de l’énergie (CRE) revoit à la hausse le coût de production de l’électricité nucléaire d’EDF pour les vingt prochaines années. Un montant supérieur à celui fixé en 2020 mais bien inférieur aux récentes estimations d’EDF, d’après un rapport confidentiel rendu public le mardi 19 septembre.
Entre 57 à 61 euros le mégawattheure (MWh) : tel sera le coût complet de la production nucléaire en France au cours des prochaines années, selon la nouvelle estimation de la CRE. 60,70 euros/MWH sur la période 2026-2030, 59,10 euros sur 2031-2035 et 57,30 euros sur 2036-2040, plus exactement. Un coût plus élevé que les 48,36 euros/MWh évalués en 2020 par le régulateur, mais inférieur à ceux dernièrement annoncés par EDF, d’après la synthèse d’un rapport de la CRE remis en juillet au gouvernement et dévoilé par le média en ligne Contexte ce mardi. Le premier producteur d’électricité français avait annoncé un montant de 74,80 euros/MWh sur la période 2026-2030, 73,90 euros/MWh sur 2031-2035 et 69,90 euros/MWh sur 2036-2040. C’est le gouvernement d’Emmanuel Macron qui avait demandé à la CRE, quelques mois auparavant, de réévaluer le coût de production du parc nucléaire actuel, en incluant l’EPR (European pressurized reactor) de Flamanville, dont la mise en service est prévue pour le premier trimestre 2024.
Une nouvelle régulation du marché de l’électricité
Le 10 mars 2023, l’exécutif avait fait appel à l’expertise de la CRE « afin de déterminer le prix accessible [de l’électricité nucléaire] dans des engagements longs de l’opérateur nucléaire pour l’ensemble des consommateurs français en sécurisant la couverture des coûts de l’outil nucléaire ». La mise à jour des précédents travaux de la Commission s’inscrit « dans le cadre des travaux relatifs à une nouvelle régulation du marché de l’électricité post-2025 » menés de concert par le gouvernement et EDF. De fait, cette période sera marquée par la fin de l’Arenh (Accès Régulé à l’Électricité Nucléaire Historique), au 31 décembre 2025. Depuis 2011, ce mécanisme contraint EDF à vendre 100 TWh de l’énergie nucléaire produite à des fournisseurs alternatifs au prix fixe de 42 euros, afin de garantir la concurrence sur le marché. Ce système, jamais réévalué après 2012, est largement décrié par EDF. Son PDG, Luc Rémont, accuse notamment l’Arenh d’entraîner une « sous-rémunération » de l’entreprise. Lourdement endetté, l’opérateur d’électricité historique entend bien profiter de cette fenêtre de tir pour fixer plus librement ses prix et financer le mur d’investissements qui se dresse devant lui. 25 milliards d’euros doivent être trouvés chaque année s’il veut prolonger ses centrales, construire de nouveaux réacteurs et développer les énergies renouvelables.
Un coût de 20 à 25 % inférieur à ceux d’EDF
Cependant, ce rapport sur l’actualisation des coûts de production du parc nucléaire existant remis au gouvernement par la CRE ne joue pas en sa faveur. Et pour cause, les chiffres du régulateur sont entre 20 et 25 % inférieurs à ceux communiqués par le groupe. Pour parvenir à ses résultats, la CRE a calculé le coût comptable de production, en intégrant les 56 réacteurs du parc et l’EPR de Flamanville sur trois périodes différentes. À la demande du gouvernement, l’organisme indépendant a également estimé le prix d’un ruban d’électricité pour les contrats signés par EDF avec ses grands consommateurs (industriels, fournisseurs alternatifs, etc.). Ces informations « sensibles » diffusées sur la place publique risquent bien de peser lourd dans la balance de l’entreprise. « Il y a tout dans ce rapport », des « informations commerciales sensibles sur EDF » susceptibles de créer des « leviers de négociations » pour les grands clients, estime Nicolas Goldberg, expert au cabinet Colombus consulting et à Terra Nova. « C’est comme si vous étiez face à un grossiste vous proposant un prix et que vous étiez capable de reconstituer toutes ses marges de prix », a-t-il imagé auprès de l’AFP.
Contexte et contexte
Selon les révélations du média Contexte, cet écart significatif entre les coûts repose sur trois grands facteurs de désaccord. Il s’explique en premier lieu par le cadre régulatoire retenu par EDF. D’après la CRE, celui-ci « constitue le principal facteur d’écart entre le coût exposé par EDF et celui retenu par la CRE compte tenu de son impact sur le CMPC » (Coût Moyen Pondéré du Capital). « Il emporte des conséquences importantes sur le niveau de risques et donc de rémunération du capital engagé et a un fort impact sur le coût de production ». EDF inscrit son analyse dans une logique d’exposition totale au marché de sa production nucléaire quand la CRE se base sur une hypothèse de régulation des actifs nucléaires fondée sur un prix de vente garanti par l’État.
D’autre part, la trajectoire de productible est objet de discorde, elle qui « constitue une vision prévisionnelle normative, calée sur un niveau de productible cible moyen, à parc constant, de 350 TWh par an avant pertes complémentaires de production par manque de débouchés ». Tandis que celle d’EDF « intègre environ 18 TWh de prudence » par rapport à 2020, en prévision notamment de risques liés au vieillissement de son parc nucléaire, pour la CRE, cette précaution manque d’objectivité. Le gendarme du marché de l’énergie a ainsi « effectué plusieurs retraitements visant [à] établir une trajectoire de productible davantage cohérente avec les fondamentaux observés », au vu de la relation étroite qui existe entre le coût de production et le niveau de productible.
Enfin, dans une moindre mesure, le passage à la puissance nominale de l’EPR de Flamanville, soit la puissance maximale que peuvent fournir les réacteurs du site, divise. Si pour EDF, celui-ci n’atteindra sa pleine puissance de 1 630 MW qu’en 2035, soit huit ans de plus qu’annoncé précédemment, la CRE ne l’entend pas de cette oreille. D’après elle, « ce délai n’est avéré ni par le cadre réglementaire, qui permet à l’installation de fonctionner à sa puissance nominale à l’issue de la phase d’essais et dans la limite de sa puissance thermique maximale, ni par l’ASN, qui n’identifie aucune échéance aussi lointaine pour instruire ce dossier ». Le régulateur s’est donc basé sur le scénario d’un passage à pleine puissance en 2028 dans le calcul de son coût.
Les particuliers, des victimes collatérales ?
Alors que la bataille des chiffres du nucléaire fait rage entre EDF et CRE, faut-il redouter une nouvelle explosion des prix ? « Une évaluation d’un coût complet du nucléaire ne présage pas de la régulation du tarif réglementé », a relativisé Nicolas Goldberg. De son côté, le ministère de la Transition énergétique tient à rassurer les particuliers en rappelant que les montants présentés dans ce rapport ne peuvent être assimilés « à des hypothèses de prix de l’électricité pour les consommateurs finaux ». Les hypothèses de régulation ne sont pas arrêtées et feront l’objet de propositions « dans les prochaines semaines ».
L’étrange silence de l’État avant la fuite
Avant que le rapport ne soit dévoilé par Contexte en revanche, c’était silence radio. Tandis que la CRE l’avait remis à l’exécutif le mercredi 13 septembre, aucune conclusion n’avait jusque-là été rendue publique, en dépit des sollicitations. Le régulateur devait pourtant présenter sa synthèse à l’occasion d’une réunion de rentrée. Ce mutisme a d’autant plus que interrogé que l’Hexagone porte en ce moment sur la table des négociations, à Bruxelles et à Strasbourg, le futur modèle de régulation du nucléaire existant, dont les grandes lignes seront dévoilées d’ici la fin de l’année. « En pleine discussion sur le devenir de l’Arenh, le gouvernement ne veut probablement pas que l’estimation des coûts de production par la CRE fuite, et que les nouveaux chiffres donnent lieu à des controverses », estimait un connaisseur du dossier interrogé par La Tribune. C’est loupé.
(Source AFP et Contexte)
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