Lucie Pinson, Reclaim Finance : « La finance est un point particulièrement stratégique pour transformer l’économie dans un contexte d’urgence écologique »
Lucie Pinson a créé, en 2020, l’ONG Reclaim Finance. Sa bataille : faire en sorte que les organismes financiers cessent de soutenir les projets qui nuisent à la planète. Entre autres réussites, elle est parvenue à convaincre plusieurs acteurs économiques, banques ou assureurs, d’arrêter de financer les projets dans le secteur du charbon. Une victoire soulignée par le Time, qui l’a classée fin 2023 dans le Top 100 des leaders les plus influents sur le climat.
Quel a été votre parcours avant de créer l’ONG Reclaim Finance ?
J’ai commencé à travailler sur les questions financières et climat en 2013 lorsque je suis arrivée aux Amis de la Terre en tant que chargée de campagne. Pour les Amis de la Terre, j’ai développé la campagne finance, principalement sur la finance privée, en décidant de m’attaquer à l’industrie du charbon et de pousser progressivement les banques à passer d’un état où elles n’avaient pas de politiques sectorielles s’engageant à renoncer à des projets charbon à progressivement avoir des politiques d’arrêt total de tout soutien à l’expansion. Pour les Amis de la Terre, j’ai fini par élargir le pan de la campagne aux investisseurs, aux assureurs et puis j’ai commencé à m’attaquer au pétrole et au gaz. Entre les Amis de la Terre (où je suis restée bénévole après mon départ en 2017) et Reclaim Finance (qui est affiliée aux Amis de la Terre), j’ai travaillé pour une association internationale, Sunrise Project, pour qui je coordonnais une campagne en direction des assureurs.
Qu’est-ce qui vous a donné envie de créer Reclaim Finance en 2020 ?
Le sentiment que les finances restaient un angle mort au sein des ONG, que très peu d’organisations s’attaquent aux leviers financiers alors que je suis convaincue que la finance est un levier de transformation majeur de nos économies. Il faut rappeler que c’est la finance qui façonne le monde de demain, que ce soit par les couvertures d’assurance développées par les assureurs, les financements fournis par les banques ou les investissements des gestionnaires d’actifs. Il était important d’utiliser ce levier de transformation dans un contexte d’urgence climatique où on n’a pas le temps de s’attaquer à toutes les infrastructures les unes après les autres. Il est potentiellement plus rapide de s’attaquer aux quelques dizaines de banques et d’assureurs qui sont derrière toutes ces infrastructures-là. La première motivation était donc de combler un vide au sein du mouvement climat ou des ONG en développant une organisation à même de travailler sur tous les pans financiers, donc les banques, les assureurs mais aussi les institutions qui participent à influencer leur comportement, c’est-à-dire les gouvernements, les régulateurs, et les acteurs de type agence de notation, agence de vote ou fournisseur d’indice.
L’autre parti pris était de dire qu’il fallait une ONG, car d’autres pourraient dire que des think tank existaient déjà. Mais je suis convaincue que c’est le risque réputationnel qui est le facteur de transformation des institutions financières qui sont des mastodontes. Et malheureusement, le risque réputationnel n’est pas forcément un axe sur lequel travaillent les think tank qui ont plutôt tendance à jouer le jeu des institutions, à ne pas oser faire du name & shame, à ne pas oser mettre des noms sur les pratiques… Reclaim Finance s’inscrit dans le projet politique des Amis de la Terre. C’est une manière pour nous d’affirmer que la finance est un point particulièrement stratégique pour transformer l’économie dans un contexte d’urgence écologique. Ceci étant dit, la finance ne pourra pas tout et ce n’est pas seulement en agissant sur la finance que l’on pourra limiter le réchauffement à 1,5°C et transitionner vers des sociétés soutenables. Notre affiliation permet de réaffirmer notre alignement avec le projet politique des Amis de la Terre d’une part et de souligner la reconnaissance que nous ne sommes qu’un outil dans le panel d’actions du mouvement climat auquel on appartient.
Comment l’ONG Reclaim Finance a-t-elle évolué depuis sa création en 2020 ?
Nous sommes passés de 5 personnes en 2020 à 40 personnes en 2023, donc on a beaucoup grandi de manière à diversifier les sujets sur lesquels on travaille. Aujourd’hui, nous ne sommes plus seulement une association « anti-tout » j’ai envie de dire. Nous portons aussi des demandes positives en appelant par exemple les acteurs financiers à réhausser leurs cibles de financement vers les solutions, notamment le développement de l’éolien et du solaire. On se penche aussi au-delà du secteur énergétique sur l’industrie, avec notamment une campagne sur l’acier. Et enfin, nous commençons à travailler sur les mécanismes de financement public – privé pour le démantèlement d’infrastructures fossiles.
Avez-vous toujours été militante ?
J’ai toujours eu un comportement militant en tout cas. Je suis quelqu’un qui n’a pas la langue dans sa poche et qui n’hésite pas à montrer son désaccord avec une situation. J’ai commencé à vraiment militer petit à petit à partir du lycée et ça s’est renforcé à l’université. Au début, ce n’était pas sur les questions écologiques. Je suis écolo par nature, par éducation, ce sont des choses évidentes pour moi, peut-être aussi liées au niveau de vie de mes parents et à mon éducation. Quand j’ai commencé à militer, c’était vraiment autour de la défense des droits humains et de la justice sociale. Notamment quand j’ai habité en Afrique du Sud ou j’étais militante défense des droits humains. J’ai trouvé dans les Amis de la Terre justement la conjonction entre mon militantisme pour les droits humains et les droits sociaux, et ma nature écolo puisque c’est une association de défense des droits des humains et de leur environnement.
Quelle a été jusqu’ici votre plus grande réussite dans le combat contre les énergies fossiles ?
Ma plus grande réussite est d’avoir poussé, convaincu des dizaines d’acteurs financiers à suspendre leurs financements et leurs services financiers aux entreprises qui développent de nouveaux projets dans le secteur du charbon. Ce sont des entreprises potentiellement très diversifiées, très peu exposées à des risques financiers liés au charbon, car leur diversification leur permet de tenir les éventuels chocs liés à la transformation de l’industrie. Ce sont donc bien des entreprises qui ne représentent pas de risque financier pour les acteurs bancaires mais qui représentent un risque majeur pour le climat et les populations, puisque chaque nouveau projet est incompatible avec l’objectif de limiter le réchauffement à 1,5 °C et verrouille au contraire des émissions de gaz à effet de serre pendant des décennies.
Que pensez-vous de la COP28 en cours ? Pensez-vous qu’un accord sera possible visant la sortie des énergies fossiles ?
Est-ce que la sortie des énergies fossiles sera reconnue comme un objectif à atteindre dans l’accord final des parties à la COP28 ? Il faut l’espérer bien que les conditions semblent difficilement réunies pour cela étant donné la présence importante des représentants des industries des énergies fossiles à cette COP, représentées en la personne même du président de cette COP28 qui est également le PDG d’ADNOC, la compagnie Pétrolière des Émirats arabes unis. Il a affirmé dernièrement qu’il n’était pas indispensable d’aller vers une sortie des énergies fossiles pour limiter le réchauffement à 1,5°C alors que de nombreux rapports scientifiques démontrent bien l’urgence à réduire massivement notre dépendance aux énergies fossiles en arrêtant dès maintenant le développement de nouveaux projets si on est sérieux dans l’objectif de contenir le réchauffement climatique à 1,5°. Donc ça ne semble pas bien embarqué.
Mais s’il y a accord, il va surtout falloir s’intéresser aux détails de cet accord. Est-ce qu’on va vers une sortie de toutes les énergies fossiles ou des énergies fossiles « unabated », donc aurait-on un accord qui laisserait la porte ouverte au développement de nouveaux projets de gaz, de charbon ou pétrole à condition de pouvoir les équiper demain de technologies de capture des émissions ? Et bien entendu, il faut un engagement politique. Il sera également important de travailler sur les modalités opérationnelles pour y arriver.
Pendant, cette COP on n’attend pas seulement l’intégration de la fin des fossiles dans l’accord final mais aussi des mesures à la hauteur des enjeux pour permettre cette sortie. Un des points majeurs, ce sont les engagements financiers de la part des pays développés en soutien aux pays en développement. On a eu à l’ouverture de la COP une avancée politique majeure sur les pertes et dommages. En revanche, pour l’instant ça reste des cacahuètes mises sur la table puisque c’est en milliards que se chiffrent les besoins concernant cet enjeu des pertes et dommages.
Vous avez été classée dans le Top 100 des leaders les plus influents sur le climat par le Time. Comment avez-vous vécu cette mise en lumière ?
Hormis le fait que le classement contient des personnes comme moi qui appellent à un arrêt des financements à l’expansion fossile mais aussi des entreprises qui développent ces mêmes projets d’énergie fossile, c’était assez encourageant de voir le sujet de la finance reconnu comme un secteur stratégique à mobiliser dans la lutte contre le dérèglement climatique. De plus, le fait qu’une ONG comme Reclaim Finance soit intégrée au rapport montre que même quand on n’est pas à des postes décisionnels au niveau politique ou économique, il est possible d’avoir un grand impact, en travaillant dans le secteur associatif et en menant des travaux de qualité sans pour autant faire preuve de compromis sur nos demandes et notre objectif.
Quels sont vos projets à venir ?
Pour l’année prochaine, les priorités demeurent les mêmes : mettre un terme à tous les financements des énergies fossiles. Tant que cette ligne rouge ne sera pas respectée, on ne pourra pas penser une éventuelle transition, donc on va continuer à batailler là-dessus tout en encourageant le développement des alternatives comme l’éolien et le solaire qui aujourd’hui pâtissent encore beaucoup trop du manque d’investissements.
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