Volte-Face : Jean-Philippe Decka, du jeu vidéo à la recherche sur les limites planétaires : « Changer individuellement, ça ne sert pas à grand-chose »

Par William Buzy , le 12 avril 2024 — Volte-face - 7 minutes de lecture
JP Decka_Photo

Crédit photo : DR

Alors que rien dans son parcours ne laissait entrevoir la possibilité de la naissance d’une étincelle écologique, Jean-Philippe Decka a entièrement repensé son mode de vie et son travail suite à une expatriation au Vietnam. Aujourd’hui, il espère participer au débat public grâce à son travail de recherche, et amener les gens à se questionner via l’enseignement, les livres ou les podcasts.

On ne pourra pas dire que la graine était là, quelque part, qui attendait son heure pour germer. « Que ce soit à la maison ou dans mon cercle social, que ce soit à l’école ou dans les entreprises que j’ai fréquentées, l’écologie n’a jamais été un sujet. » Là-dessus, Jean-Philippe Decka est sans équivoque. Absente de son éducation donc, de son parcours scolaire à HEC, de ses premières expériences professionnelles dans le secteur des jeux vidéo et de la publicité en ligne. « J’ai participé à plusieurs lancements de start-ups dans le secteur du numérique, principalement à l’étranger, puisque j’ai passé beaucoup de temps à Berlin, aux Philippines ou aux États-Unis. »

Après cinq ans de projets entrepreneuriaux, une forme de lassitude s’installe. « Je me suis dirigé vers l’entrepreneuriat parce que je n’ai jamais compris le fait de devoir travailler huit à dix heures par jour, le cul sur une chaise, devant un ordinateur, à obéir aux ordres d’un manager pour des raisons qui ne me semblaient absolument pas légitimes. Je croyais avoir trouvé un peu de sens dans tout ça, ou en tout cas du plaisir, avec ces métiers naissants du numérique, avec un côté un peu aventurier. Mais à partir de 2015, c’est devenu relativement fastidieux et plus du tout épanouissant. »

Une opportunité pour relancer l’intérêt semble se présenter, avec une expatriation en ligne de mire. « À l’époque, j’ai une agence de communication spécialisée pour les jeux vidéo, et l’immense majorité de nos clients est au Japon. On y a un bureau, et avec mon associé, on décide que plutôt que je passe mon temps à faire des allers-retours, ce serait plus intéressant d’aller vivre sur place. » Jean-Philippe s’envole pour l’Asie… mais n’atteindra jamais Tokyo. « Je pars avec ma compagne, qui est d’origine vietnamienne. Du coup, on décide de faire escale au Vietnam au départ, pour voir la famille et découvrir le pays. » Plongé dans un nouvel environnement, en pause de contraintes professionnelles pour quelque temps, Jean-Philippe approfondit sa réflexion. « J’ai de moins en moins envie de continuer dans cette voie, et de plus en plus envie de regarder vers d’autres horizons. » Les valises resteront finalement posées au Vietnam. 

L’impossible compromis

Avec son associé, il tente d’abord de faire dévier ses projets entrepreneuriaux. « On a eu la chance d’avoir une bonne trésorerie, qui nous a permis d’alimenter d’autres réflexions. » Mais de la ferme hydroponique de houblon au réseau social à impact positif, toutes les explorations tournent court. « J’étais frustré parce qu’on se faisait toujours rattraper sur la question économique. Dès qu’on essayait de gagner de l’argent, ça paralysait ou ça amoindrissait fortement l’impact social et environnemental qu’on souhaitait donner à nos projets. » Ces murs heurtés provoquent un nouveau déclic. « J’ai décidé de tout arrêter. À partir de ce moment-là, on a vécu sur le salaire de ma femme, qui travaillait dans une école. »

En parallèle, les questions environnementales s’invitent dans la réflexion, « d’une manière franche et directe, un peu violente : par le prisme de la santé ». Au Vietnam, les enjeux autour de l’eau ou de la pollution de l’air sont prégnants. « On a dû installer des filtres pour l’eau parce que ma femme a commencé à perdre ses cheveux, l’air est tellement pollué que parfois les élèves n’ont pas le droit de sortir des salles de classe à l’école. » Jean-Philippe, lui, doit surveiller son alimentation. « Il se trouve que j’avais des problèmes de santé à ce moment-là, j’étais très suivi. Or, il n’y a pas la même traçabilité des aliments qu’en Europe, donc je me suis beaucoup intéressé à l’origine des produits, leur mode de production… »

« Le fait de vivre au Vietnam a déclenché un certain nombre de questions, et en creusant le sujet je suis tombé sur les enjeux liés au climat, puis aux limites planétaires de manière générale. Je me suis engouffré dans le sujet et finalement je me suis dit : ok, c’est vraiment à ça que j’ai envie de dédier mon temps. » L’expatriation comme chemin vers la bifurcation ? Pas seulement. « C’est aussi lié à une disponibilité. J’avais beaucoup de temps pour réfléchir. J’étais en pleine quête de sens et j’avais la possibilité prendre le temps. »

Une réflexion qu’il nourrit par le bénévolat. « Je suis allé travailler dans les fermes, j’y ai accueilli des écoliers, j’ai monté des projets de végétalisation dans les écoles, puis j’ai commencé à animer des fresques du climat auprès d’organisations ou à effectuer quelques missions pour les shifters… » Il lance aussi un premier podcast, PocketGreen, dans lequel il va à la rencontre des acteurs de l’écologie au Vietnam, puis un deuxième, Ozé, consacré aux engagements autour de l’urgence écologique.

Podcast, livre, recherche : de l’importance de partager

Deux ans et une pandémie plus tard, Jean-Philippe rentre en France et s’installe à Albi. La question de la subsistance matérielle se pose, et le prolongement de son travail de podcast entamé en Asie de manière plus professionnelle est envisagé. Mais Ozé restera un projet bénévole, qui existe encore aujourd’hui, et qui a entre-temps donné lieu à l’écriture d’un livre, Le courage de renoncer (Éditions Payot), sur la question, justement, de la bifurcation. 

Pour vivre, Jean-Philippe Decka retrouve un temps le monde de l’entrepreneuriat, et devient associé d’une école en ligne pour apprendre à faire soi-même tous ses produits du quotidien de manière écologique. Mais il quitte rapidement l’aventure. « Encore une fois, ma vision, disons assez puriste, ne concordait pas avec les règles du fonctionnement du système économique actuel. » Depuis un an, il a entamé une thèse sur « les stratégies de transformation sociétale des organisations économiques dans une perspective de décroissance face au dépassement des limites planétaires ». L’objectif : enseigner, d’une part, et d’autre part continuer la recherche sur ces sujets et participer au débat public. « J’aime aider les gens à changer leur vision du monde. Dans le podcast, j’essaie de déconstruire les croyances et les idées reçues, sur les questions du travail, du mérite, de la liberté… »

Le prolongement, finalement, de la démarche entamée dès les prémices de sa bifurcation, au Vietnam. « L’idée profonde, c’est que le changement est éminemment collectif et systémique. Changer individuellement, ça ne sert pas à grand-chose. La question, c’est comment est-ce qu’on donne envie aux gens de changer de modèle de société ? Montrer des parcours inspirants, même si c’est quelque chose qu’on peut trouver lié à une logique encore très individualiste, ça montre que c’est possible. Ça élargit vraiment les imaginaires et ça peut donner envie. Ça peut faire tomber certaines barrières. »

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William Buzy

Écrivain et journaliste, William Buzy a fondé le média Impact(s), spécialisé dans la journalisme de solutions, et fait partie d’un collectif adepte du journalisme littéraire et du documentaire. Auteur de plusieurs romans, il a également publié des récits et des essais sur le journalisme.

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