Volte-face : Nirina du marketing à la maison d’hôtes : « La prise de conscience collective est beaucoup plus développée dans les petits territoires que dans les grandes villes »
Nirina pensait avoir trouvé le job de ses rêves, dans la culture, à Paris. Mais quelques années plus tard, après un tour du monde avorté, elle a radicalement changé de trajectoire. Une bifurcation guidée par le corps, puis politisée avec le recul.
C’est l’histoire d’une quête individuelle devenue politique. C’est l’histoire d’un corps qui doute, trouve le courage de dire non, se cherche longtemps, hésite, se trompe, et se trouve enfin. C’est l’histoire d’une tête qui construit peu à peu l’explication, dans un prisme écologique et social qui s’affine avec le temps. C’est l’histoire de Nirina Razafindrazaka, qui a quitté le job de ses rêves, à Paris, pour ouvrir une chambre d’hôte dans un village de 748 habitants, et qui est plus heureuse comme ça.
Ce serait un euphémisme de dire que ce n’était pas exactement au programme. Non pas que l’écologie soit absente des radars dans la famille, au contraire. « J’ai une famille de gauche, chez qui la question écologique voulait dire quelque chose, mais de manière un peu molle. On mettait plein de trucs dedans. On parlait de climat sans savoir ce qu’il y avait derrière, il était question du respect des animaux, des plantes, c’était vaste et flou. Ce n’était pas une écologie politisée. » Une écologie, donc, qui n’aura pas d’influence sur ses choix d’études. Les bornes parentales tracent déjà un chemin vers la prépa, l’école de commerce et le travail solide, que Nirina parcourt sans broncher, portée par sa passion pour la culture.
Sans surprise, après des stages à Télérama, Sony Music et Deezer, elle débarque à MTV où elle passe trois ans et demi, avant de trouver le Graal : un CDI à La Villette, haut lieu culturel parisien. « J’avais l’impression d’avoir décroché le job de mes rêves, celui qui répondait à toutes mes aspirations et à mon idéal de vie, de pensée. Tous les gens avec qui je travaillais étaient sur la même longueur d’ondes que moi, dans tous les domaines. Sur le papier, c’était super. »
Mais le rêve a ceci d’étrange qu’il peut perdre de son attrait en devenant réalité. Les années passent, et le carrosse devient citrouille. « Avec du recul, quand je regarde au quotidien ce que je faisais, c’était remplir des tableaux Excel et appeler des partenaires pour vendre des encarts publicitaires. Plus le temps est passé, plus on a fait du marketing, de la pub, et j’ai eu un moment down. C’était devenu moche. »
Le voyage d’une vie
Entre-temps, Nirina s’est mariée, et l’envie d’un long voyage anime le couple. L’idée fait son chemin, et les étoiles s’alignent. « À La Villette, tu as le droit à un congé sabbatique si tu as au moins six ans de travail et trois ans de boite, ce qui est exactement mon cas. Ma boss m’a suivie, ma demande a été acceptée, tout est allé très vite. C’est devenu concret. » Dans l’esprit de la jeune femme, il ne s’agit cependant que d’un au revoir. « C’était juste une coupure, mon poste m’attendait à mon retour. »
Le couple s’envole en louant ce timing parfait. Qui va, très vite, le devenir beaucoup moins. « À notre départ, ma mère nous donne des masques en disant : il se passe un truc en Asie, on ne sait jamais. On fait notre mois en Inde normalement, on va au Népal, on part en trek pendant dix jours, coupés de tout, et au retour c’est l’affolement. On reçoit des messages de panique, tout le monde nous dit de rentrer, ils utilisent du vocabulaire de guerre, parlent de chars dans la rue, des gens qui meurent partout. » La Covid a fait son apparition et, partout dans le monde ou presque, fait voler les plans en éclats.
« On avait fait un planning de voyage de gens d’école de commerce. Deux continents, peu de temps dans chaque pays, avec beaucoup de choses à checker, pour pouvoir faire plein de photos Instagram et dire qu’on était là. On avait un planning très serré, il fallait vraiment que ça aille vite, que ça soit efficace. » Le programme n’a plus aucun sens alors que la plupart des frontières sont fermées. Plutôt que de revenir à Paris où rien ne l’attend, Nirina parvient à rallier le Cambodge.
Ce qui devait être quelques semaines devient plusieurs mois. « On n’avait pas de date de départ, plus de plan. On a découvert un autre rythme. Ça a été un déclic sur notre manière de voyager. On s’est dit : pourquoi on fait ça ? Le tourisme c’est horrible. C’est destructeur, c’est hyper colonialiste, tu veux montrer à tout le monde ce que tu fais et tu ne profites de rien. Le vrai voyage, c’est ce qu’on est en train de faire. Prendre le temps, dormir chez l’habitant, rester avec les gens sur place, discuter. Créer du lien avec les lieux, avec la nature. C’est hyper cliché, mais ça nous a vraiment fait changer. »
Quatre mois plus tard, le couple n’envisage pas un retour à Paris. Trop brutal. Alors il s’isole dans la campagne française, en Normandie puis dans le Minervois, où l’impossibilité d’un retour à la normale se fait sentir. « Je dis à mon mari : j’ai une giga angoisse, c’est de revenir au travail. Derrière mon bureau, avec ma moquette grise, appeler des partenaires…» Encouragée par son conjoint, elle donne sa démission, et s’installe à 810 kilomètres de la capitale. « C’est quelque chose de vertigineux, je n’en parle pas trop à ma mère parce que je sais très bien son avis là-dessus. »
L’impossible retour à une vie d’avant
La poursuite du travail dans la culture et l’installation dans une ville moyenne est un temps envisagée, mais lors d’un entretien à Caen, le corps se rappelle au souvenir de la raison. « En arrivant là-bas, j’ai une bouffée d’angoisse. Il y a de la moquette rose partout, un endroit pour prendre le café avec une vieille cafetière qui pue, tous les bureaux à l’ancienne, et une grande salle de réunion avec une table gigantesque, dix personnes autour pour me faire passer l’entretien. Je me dis : ce n’est pas possible, je ne veux plus de ce monde-là. J’ai eu comme un rejet viscéral. Je fais l’entretien, je brode un peu, mais en sortant je dis à mon mari : ça ne va pas. Je ne veux plus faire ça. Je ne veux plus parler de culture avec des gens comme ça, des gens pompeux, c’était désagréable, ce n’était pas sain. J’étais arrivé à un point de non-retour du monde de la culture, et peut-être de la ville. Mon mari m’a dit : ok, tu arrêtes tes recherches de boulot, on s’installe définitivement à Velieux, et on verra bien ce qu’on fait. C’était fou. Jamais personne ne m’a dit quelque chose comme ça dans ma vie. »
Le couple se lance, sans projet mais heureux de sa décision. « Il se passe un truc en moi. Je suis hyper soulagée, je me sens beaucoup mieux. Ma seule crainte c’est la réaction de ma famille, leur faire accepter ces choix, mais je prends les choses petit à petit. » Nirina passe son permis, rencontre de nouvelles personnes, notamment Manon, une bergère, et Alex, un maraîcher, avec qui elle discute beaucoup. La réflexion autour du travail, du rapport au local et à la terre se poursuit. Nirina, qui ne veut plus passer son temps derrière un ordinateur, envisage d’ouvrir un café-librairie, aide ses amis maraîchers, fait un stage de permaculture…
« C’était dur, exigeant, mais j’étais très heureuse. Travailler les mains dans la terre, avoir les ongles sales, sentir que je faisais quelque chose de concret. Je n’appelais pas Le Monde pour dire : bonjour est-ce que je pourrais avoir un encart pub chez vous pour mon spectacle ? »
L’idée d’une formation plus approfondie et d’une installation collective germe un temps, mais, prise du syndrome de l’imposteur, Nirina recule. « Je me voyais dans les serres quand j’aidais les copains, je me sentais gauche. J’ai commencé à douter. » Le flou persiste. « Ça me déprimait, j’étais une girouette, je passais d’un projet à l’autre et je n’arrivais pas à prendre une décision… Je m’énervais moi-même. » Un événement va venir rebattre les cartes : la naissance du premier enfant du couple. « Quand mon fils est né, j’ai décidé de faire une pause, de prendre du temps pour lui et de réfléchir avec davantage de recul. Entre le travail flexible de mon mari, et moi qui ne travaillais pas, on a passé huit mois ensemble à profiter à fond, et c’était exactement ce qu’on voulait, ce dont on avait besoin. »
La réalité financière rattrape finalement la famille, et les réflexions reprennent. « Depuis le début, on se disait qu’on voulait faire quelque chose en lien avec le territoire où on habitait. L’idée d’ouvrir une chambre d’hôte est venue assez naturellement. Au même moment, on a trouvé une maison qui cochait toutes les cases : plein de chambres, un garage si à terme on veut créer un lieu de vie pour le village, et un jardin pour le potager. » Encore une histoire de timing qui pousse Nirina à se lancer. Aujourd’hui, le projet a enfin pris vie. Et avec le recul, Nirina a compris le sens politique de tous ces changements. « Toute cette quête est très personnelle, c’est passé par mon corps. Mais après coup, je l’ai reliée à la question politique et écologique. En réfléchissant, en discutant avec les gens d’ici, j’ai fait le lien, j’ai trouvé l’explication, j’ai affiné tout ça. »
La jeune femme se rappelle d’une indignation profonde dès l’enfance. « Si j’ai fait tel ou tel choix dans ma vie, petit à petit, c’est parce que j’étais animée par un truc profond en moi : l’injustice sociale, le racisme, le colonialisme, le rapport à la terre, au lieu dans lequel on vit. Tout ça, c’est des mots que j’ai mis dessus au fur et à mesure, en lisant, en me documentant. » Le long chemin était sans doute nécessaire, notamment pour se défaire de la pression sociale et familiale. « Je n’aurais pas pu le faire avant, dans un autre contexte. Je n’étais pas suffisamment mature. Je n’aurais pas eu la force de me lancer dans des choix pareils. Mais tout ça bouillonnait en moi depuis toujours. »
Cet impact politique se fait sentir dans sa nouvelle vie. « On n’a jamais été plus militants que depuis qu’on vit ici. C’est en arrivant sur le territoire qu’on s’est intéressés à tous les mouvements locaux autour des questions écologiques. On est plus actifs politiquement depuis qu’on a quitté Paris. J’ai la sensation que la prise de conscience collective est beaucoup plus développée dans les petits territoires que dans les grandes villes. On a affiné notre militantisme en arrivant ici. »
Une réflexion politique qui pourrait encore faire évoluer les projets de la famille.« La situation actuelle n’est peut-être que le début d’une transformation plus profonde. Peut-être que demain je dirais que la maison d’hôte n’est pas la bonne solution, que ce n’est pas éthique par rapport à tous ces villages qui voient ces maisons utilisées en résidences secondaires, peut-être que je voudrais participer à la vie locale autrement. » Pour ce faire, Nirina ne manque pas d’idées. « On a envie de proposer quelque chose autour de l’alimentation, avec les légumes du potager, ou peut-être ouvrir un lieu, on a une salle dont on aimerait faire quelque chose, l’ouvrir aux habitants du village… Tout ça dépendra aussi des financements possibles, il faudra qu’on s’extirpe de cette question le plus vite possible. Je ne sais pas comment, mais un jour on le fera. Une vie ne peut pas être régie que par rapport à la question financière. »
Nirina espère aussi que l’exemple de sa bifurcation puisse aider d’autres personnes à franchir le cap. «Certains amis disent qu’on les inspire, qu’ils ont toujours voulu le faire mais n’ont pas réussi. Le fait que notre exemple puisse potentiellement les aider est important, car il y a quelque temps j’étais à leur place et je cherchais des modèles. Encore aujourd’hui les choix qu’on a fait me paraissent improbables. Voir des gens dans cette posture et leur montrer que c’est faisable, que les concessions sont minimes et que ta qualité de vie est bien meilleure, je trouve ça précieux. »
Le couple porte tout de même un regard lucide sur sa situation. « Déjà, seule, je ne me serais sûrement pas lancée. Être deux à faire le chemin, ça veut dire pouvoir se pousser, se soutenir, se rassurer… Après, il y a un truc à ne pas oublier, on se le dit tous les jours : si on a pu aussi facilement se lancer, c’est aussi parce qu’on fait partie d’une classe un peu aisée. On ne sera jamais dans la galère. Si on a des soucis, on a des parents qui suivent financièrement, on peut même faire marche arrière et retrouver un travail classique si on change d’avis. On voudrait tourner le dos à nos racines bourgeoises, mais il faut être lucides sur le fait qu’elles nous ont aidés. C’est important d’en être conscient et de le dire. »
Quant à la position de néo-rurale parfois décriée, c’est une caricature que Nirina assume.
« On est un giga cliché. On en joue et ça fait rire les gens. Je crois qu’on a été acceptés parce qu’on est arrivés sur le territoire de manière humble. On était gênés, on voulait se faire le plus petit possible et se fondre dans la masse. On ne s’est jamais sentis au-dessus de quoi que ce soit. On se fait charrier parce qu’on est Parisiens, les gens aiment bien ce jeu, mais au fond ils ont bien vu qu’on était simples, sincères. Ça a touché les gens de voir qu’on venait s’installer de manière pérenne, qu’on n’était pas là pour s’offrir une résidence secondaire à la campagne. » Et le projet professionnel a également contribué à l’intégration du couple dans son nouvel environnement. «Il faut comprendre les besoins locaux et essayer d’y répondre. C’est sûr que si tu arrives en disant que tu veux ouvrir une épicerie de graines de chia, les gens vont te regarder bizarrement…»
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