D’argent et de sang : la saga de l’escroquerie aux quotas carbone expliquée par l’auteur du livre, Fabrice Arfi
Découvrez l’interview exclusive de Fabrice Arfi qui revient sur les rouages de la fraude à la TVA sur les quotas carbone en France, la plus grande escroquerie de l’histoire du pays. Cette histoire vraie fascinante mêlant argent, crime, et environnement, adaptée en série par Xavier Giannoli, est actuellement diffusée sur Canal Plus.
Pouvez-vous expliquer la complexe fraude à la TVA liée aux quotas carbone pour nos lecteurs ?
Ce sont les escrocs qui rendent cela complexe pour que précisément on n’y comprenne rien. Mais la fraude à la TVA, c’est une fraude qui est aussi vieille que la TVA. La TVA a été créée dans les années 50. C’était une révolution conceptuelle absolue. Désormais, environ 180 pays s’en sont inspirés.
C’est une taxe qui présente une particularité : elle est collectée par les entreprises et ensuite reversée à l’État. Depuis l’instauration de la TVA, des escrocs se sont spécialisés dans la collecte de la TVA sur un certain nombre de marchés, mais sans la partie « je la reverse à l’État ». Ils la gardent pour eux. C’est ce qu’on appelle un détournement de TVA et c’est la principale fraude fiscale en France.
Ainsi, traditionnellement : sur chaque marché émergent, que ce soit le jean, la téléphonie mobile, l’informatique, les panneaux solaires, ou même le beurre, des escrocs montaient des sociétés fictives pour faire croire qu’ils commerçaient sur le marché émergent. Pendant un laps de temps défini, ils faisaient du vrai et du faux commerce. Parfois, lorsqu’il y avait des biens physiques (par exemple des jeans ou des téléphones), ils faisaient tourner de faux stocks, et la TVA collectée, ils la gardaient pour eux. Lorsqu’on multiplie cette opération d’achat et de vente sur des produits, on parle alors de carrousel de TVA puisqu’on récupère de plus en plus d’argent. En plus, lorsque tout cela se déroule en dehors de la communauté européenne, il peut y avoir des remboursements par l’État de crédit de TVA sur une activité qui est pourtant fictive. Là vous gagnez sur les deux fronts : vous gagnez de l’argent et on vous verse un crédit de TVA qu’on ne vous doit pas. Ça, c’est l’historique de l’escroquerie à la TVA.
Puis, au début des années 2000, il a été décidé, dans le cadre du protocole de Kyoto, de créer un marché financier similaire à une bourse, une sorte de Wall Street environnemental, dans plusieurs pays européens, dont la France, qui avait pour ambition d’être le marché numéro 1.
Ce marché financier visait à lutter, grâce à la loi du marché, contre le réchauffement climatique avec un système assez simple qui était la mise en place d’une bourse carbone. Un certain nombre d’industries polluantes, telles que les cimenteries se voyaient attribuer des quotas d’émissions de CO₂ (dont on sait qu’il participe au réchauffement climatique) et les entreprises qui n’atteignaient pas leurs quotas d’émissions annuelles pouvaient vendre le reliquat à celles qui le dépassaient.
L’idée était d’ouvrir la participation à un large éventail de participants, car la spéculation qu’il pouvait y avoir sur ce marché allait dégager de l’argent et allait permettre de lutter efficacement contre le réchauffement climatique. Et là, nos escrocs qui étaient habitués à des arnaques sur la TVA sur tout un tas d’autres marchés, ont découvert que, contre toute rationalité, la puissance publique avait soumis ce marché financier à la TVA. Ce qui n’arrive jamais. On ne met jamais de TVA sur des marchés financiers. Ces gens-là, dès qu’ils voient le mot TVA, ils pensent à arnaques et ils ont fait exactement comme ils faisaient avec le jean, la téléphonie, les ordinateurs ou autres. Ils ont créé un maillage, un aréopage de sociétés fictives pour commercer sur ce marché et ont donc collecté de la TVA qu’ils n’ont pas reversée. Ils ont fait le fameux carrousel, c’est-à-dire qu’ils faisaient tourner plusieurs fois les mêmes quotas de carbone entre plusieurs sociétés qu’ils avaient, soit en France, soit dans des pays étrangers.
La coquetterie de cette arnaque c’est aussi que, contrairement à toutes les autres escroqueries de TVA, les quotas carbones ne sont pas des biens matériels. C’est une illusion de marchandise et, ce qui est même fascinant d’un point de vue un peu philosophique, c’est que l’illusion de la marchandise, plus des sociétés fictives, ça a fait du vrai argent, qui a été détourné, et même ensuite des vrais morts, des vrais cadavres et du sang qui a coulé dans les rues de Paris.
Pourquoi a-t-on beaucoup parlé de cette histoire ?
Parce qu’on peut dire que c’est la plus grande escroquerie de l’histoire de France ! Jamais autant d’argent n’a été détourné par des escrocs. L’escroquerie aux quotas carbone, ça a été au bas mot 1,6 milliard d’euros détournés des poches de l’État, de celles du contribuable, en huit mois seulement, par plusieurs filières d’escrocs. On dit au bas mot parce que 1,6 milliard d’euros c’est le chiffre qui a été donné par la Cour des comptes dans un rapport de 2012. Un rapport d’ailleurs qui pointait un certain nombre de défaillances de l’administration et de la responsabilité publique dans cette histoire. C’est au bas mot 1,6 milliard, car, pour mon enquête, certains anciens directeurs de Bercy m’ont dit qu’ils avaient fait des calculs non officiels, et que, pour eux, c’était plutôt entre 2 et 3 milliards d’euros qui avaient été détournés sur la période. Au-delà, malgré toutes les enquêtes judiciaires approfondies qui ont été menées et la découverte de l’escroquerie, on n’a quasiment rien retrouvé de cet argent détourné. Pour ces escrocs spécialisés dans la fraude à la TVA, cette affaire a été un jackpot absolu, où leurs méthodes bien rodées ont permis de tirer profit de l’ultra-financiarisation du monde moderne, au détriment de la préservation de l’environnement.
Il y a eu plusieurs enquêtes dans Médiapart. Comment est née l’envie d’en écrire un livre ?
Je me suis intéressé à cette histoire en 2015, comme je le raconte au début de mon livre, parce que j’avais été alerté. Un syndicaliste de la police a déposé une enveloppe au journal, une enveloppe kraft frappée du sceau de la préfecture de police de Paris, ce qui était plutôt intrigant. En réalité, ce n’étaient pas du tout des documents policiers ou judiciaires. Le syndicaliste en question était l’ami d’une famille liée à ces escrocs des quotas carbone et la lettre parlait de l’escroquerie aux quotas carbone, des assassinats qu’il y a eu dans Paris, des liens que les escrocs avaient avec le monde politique en France ou à l’étranger. C’est une lettre avec beaucoup de mots en majuscules, de points d’exclamation qui avait l’air assez complotiste. Je ne m’y suis pas tout de suite intéressé. Puis, au bout d’un moment, j’ai relu tout ça et, ce qui m’a intrigué, c’est que cette histoire plongeait dans un quartier qui est celui dans lequel je vis : Belleville. Je me suis senti une intimité géographique par rapport à cette histoire et, en commençant à tirer le fil, j’ai commencé à comprendre qu’il y avait plein de dimensions qui se superposaient.
D’un côté, c’est l’histoire en quelque sorte des Affranchis version française, d’un débat politique sur comment l’État a pu être plumé de la sorte ; il y a aussi une dimension méta : tout ça se fait sur le dos du droit à l’environnement ; et une dimension criminelle qui nous ramène à Scorcèse puisque l’argent a fait couler beaucoup d’hémoglobine.
J’ai fait plusieurs articles dans le journal pendant l’année 2016, mais la galerie de personnages était telle, l’épaisseur des dimensions de l’affaire était telle, que je me suis dit qu’il n’y avait qu’un livre qui pouvait raconter tout ça avec un bon vieux principe grec : un début, un milieu et une fin.
C’est aussi ce qui me permettait en plus de raconter à la première personne comment j’avais mené cette enquête. Puisque mon boulot étant de raconter le monde tel qu’il est, j’ai eu à fréquenter ces escrocs, j’ai eu à fréquenter leurs entourages de la même manière que j’ai eu à connaitre ceux qui leur couraient après, pour raconter le plus fidèlement possible, au ras des faits, tout ça, avec toute la fascination et le caractère obsessionnel qu’une affaire comme celle-là peut susciter. C’est ce livre-là qui s’appelle D’argent et de sang qui a attiré l’attention de Xavier Giannoli avec qui je discutais depuis mes enquêtes pour Médiapart en 2016 et qui a donné lieu à la série sur Canal Plus.
Cette série, l’avez-vous vue en intégralité et, si oui, qu’en avez-vous pensé ?
Oui, oui, je l’ai vue. J’ai travaillé dessus. Ce qui m’a beaucoup impressionné dans le travail de Xavier Giannoli c’est que la série est très fidèle aux propos du livre, mais, comme toute fiction, elle réussit à s’en émanciper pour donner du relief à toutes les dimensions dont je parlais. À la fois c’est une histoire de thriller financier incroyable, mais c’est aussi une histoire qui est traversée par des passions humaines. Il y a du Dante, du Scorcèse, du Shakespeare dans cette histoire et même des passions spirituelles et ça, ça ressemble tout à fait au cinéma de Giannoli. Il a réussi, grâce aux leviers de la fiction, de mon point de vue, à montrer que, parfois, il y a plus de vérités dans la fiction paradoxalement que dans n’importe quel document, parce qu’il y a des vérités intimes. Je suis complètement fan de cette série et du travail que Xavier Giannoli a réussi à faire, non seulement comme scénariste, mais aussi comme réalisateur et directeur d’acteurs.
Parmi ces trois escrocs fascinants, ressentez-vous une fascination plus forte pour l’un d’entre eux ?
Je n’ai aucune fascination pour aucun des escrocs, absolument aucune fascination. Ils sont fascinants, mais je n’ai aucune fascination. Il y a eu plusieurs filières dans l’escroquerie. Je me suis intéressé à une filière qui est la filière de Belleville. Pourquoi ? Parce que c’est, dans cette filière, qu’il y a eu l’argent et le sang. Parce qu’elle est de Belleville. Et parce que l’histoire de cette filière, c’est celle de gens qui n’auraient jamais dû se rencontrer et qui ont commis une escroquerie qui n’aurait jamais dû avoir lieu. Les gens qui n’auraient jamais dû se rencontrer, c’est d’un côté deux enfants de Belleville, Samy Souied et Marco Mouly qui appartiennent à la communauté séfarade tunisienne de Belleville, qui sont des gamins qui ont arrêté l’école très tôt, à l’âge de 10-11 ans, et qui ont commencé à faire les marchés, à découvrir le jeu, le vice du jeu, puis à commettre des escroqueries et à s’écrire une histoire en dehors des limites fixées par le code pénal. Et, un beau jour, ils vont rencontrer quelqu’un qui se situe à l’autre bout de l’échelle sociale et qui se situe même géographiquement à l’autre bout de Paris, dans le 16ème arrondissement. C’est un peu le blason doré de l’histoire. Il s’appelle Arnaud Mimran. Il est hyper bien né. Il a grandi dans les beaux quartiers. Son père finira numéro 3 de la multinationale de BTP Vinci. Il est allé dans les meilleurs collèges, dans les meilleurs lycées. Il devient trader. Il est très « successful ». Il connaît des gens très puissants. Il a le sens de la fête, de la joie, de l’impunité chevillée au corps. Cet Arnaud Mimran est quelqu’un qui a un charme fou et qui arrive à se mettre tout le monde dans la poche. Mais, comme les gens de Belleville, il est d’abord un très gros joueur de poker et est attiré par ce qu’il n’a pas.
Cela a été la rencontre de deux aimants : d’un côté, des enfants de Belleville attirés par la respectabilité et la notabilité qu’un Arnaud Mimran pouvait leur apporter, et de l’autre, un Arnaud Mimran, qui est quelqu’un qui n’a pas beaucoup de limites, doté d’un sens de la transgression très développé, attiré par le souffre que ces gens de Belleville pouvaient dégager.
Ça a été une rencontre, qu’on pourrait qualifier de contre-nature, mais comme deux éléments chimiques explosifs, quand ça matche, ça donne l’histoire D’argent et de sang. Les escrocs de Belleville qui décident de se lancer sur le marché du carbone ont besoin d’Arnaud Mimran grâce à sa surface financière et sa notabilité. J’ai oublié de dire qu’Arnaud Mimran était notamment le gendre du milliardaire, Claude Dray, quelqu’un de très respecté dans le milieu des affaires. Et c’est grâce à cette surface financière d’Arnaud Mimran, celui qui peut le plus investir dans l’arnaque aux quotas carbone, que cette arnaque a pu fonctionner comme une locomotive à charbon : plus vous mettez du charbon, plus elle avance. Plus vous mettez une mise de départ importante sur l’arnaque, plus l’effet boule de neige des carrousels de TVA fait que vous gagnez beaucoup d’argent. Sauf que, au bout d’un moment, ils n’ont pas gagné beaucoup d’argent, ils ont gagné trop d’argent. Et trop d’argent ça a fait péter les plombs de tout le monde et cette histoire financière va basculer dans une décadence criminelle assez inédite.
Qu’est-ce qui vous a inspiré le titre D’argent et de sang ? On peut percevoir des similitudes avec le monde de la mafia…
C’est un système qui relève totalement de pratiques mafieuses, et c’est ce qui m’a intéressé. Il met en lumière la folie financière, l’appât du gain, l’avidité, ce qui n’a pas été sans conséquence puisque cela a reconfiguré une partie du paysage criminel français. Il y a eu trop d’argent détourné en peu de temps. Les têtes ont tourné. Ça a engendré des assassinats et des meurtres dans Paris qui, pendant de longues années, n’ont pas été élucidés.
Désormais la justice estime que, pour trois des assassinats liés à l’histoire du carbone, le commanditaire serait Arnaud Mimran. Il est mis en examen pour meurtre en bande organisée et assassinat et devrait être jugé dans les prochains mois. Tant qu’il n’est pas condamné définitivement, il est présumé innocent. Dans les meurtres qui lui sont aujourd’hui officiellement reprochés, il y a celui de son associé Samy Souied parce que le trio dont on parlait a explosé sur l’autel de l’argent. Il y a aussi l’assassinat de son propre beau-père Claude Dray qui, un peu comme dans le mystère de la chambre jaune, a été tué dans sa chambre la nuit en octobre 2011 de trois balles tirées dans le dos, sans signes d’effraction, de vol, ni d’aucun autre élément apparent. La police et la justice sont aujourd’hui convaincues qu’Arnaud Mimran en est le commanditaire. Ça a projeté cette histoire d’escroquerie dans une folie criminelle qui, pour un journaliste, ne peut être qu’intrigante.
D’un point de vue adaptation fictionnelle, quel est le moment le plus saisissant ?
Pour moi ce qu’il y a de plus fort dans la série c’est d’avoir su ne pas tomber dans le piège qui est tendu par ces escrocs-là. Une escroquerie, ça marche sur la séduction. Sans séduction, il n’y a pas de victimes, ni d’escroqueries. Et donc ces gens-là que ce soit le blason doré du 16ème arrondissement Arnaud Mimran ou les gamins de Belleville, ils ont exactement le même rapport à la séduction. Xavier Giannoli avec sa série, et moi avec mon livre, tenions très fort à avoir un propos moral et on l’assume totalement.
Comme dans un film de Scorsese, notre œuvre, que ce soit la série ou le livre, l’une étant fiction et l’autre dépourvue de fiction, défend exactement le même principe, à savoir avertir le public : « Attention ne tombez pas dans le piège de ces gens-là. Ils sont fascinants, mais ils ne sont pas attirants. » Ce ne sont pas des Robin des Bois. Autour d’eux, il y a beaucoup de malheur et même beaucoup de morts. On pourrait être tenté évidemment de se dire que c’est incroyable, que l’intelligence de rue a réussi à duper les meilleurs cerveaux de Bercy et les détrousser en quelques semaines. C’est vrai qu’il y a quelque chose de fascinant là-dedans, mais c’est pour cela qu’il y a ce personnage de Vincent Lindon dans la série qui est celui qui incarne la frontière entre le bien, le mal, le légal, l’illégal.
Bien sûr, si on se met d’un point de vue de la tragédie humaine, les assassinats et notamment celui de Claude Dray le beau-père d’Arnaud Mimran et le grand-père de ses enfants avec sa fille Anna Dray, qui avait décidé de faire tomber son gendre, qui avait mené des enquêtes privées sur lui, qui avait témoigné auprès de la douane contre lui, qui avait témoigné auprès de la police contre lui et qui quelques mois plus tard sera assassiné la nuit dans sa chambre, a endeuillé une famille entière.
Pourquoi l’État est-il resté silencieux ? Complice ou berné ?
Pendant des mois, j’ai travaillé sur une hypothèse qui m’était offerte par les escrocs qui ont beaucoup alimenté la thèse que l’État était complice dans l’escroquerie et j’en suis arrivé à la conclusion que l’État n’était pas complice. On ne peut pas dire que l’État est complice. Cela me parait complètement faux. En revanche, que l’État ait commis des erreurs et des erreurs gigantesques, ça c’est vrai. Et c’est si vrai que, depuis 2012, la Cour des Comptes pointe des erreurs manifestes de la puissance publique.
Pourquoi ? Je pense qu’il y a plusieurs niveaux de réponses à cette question.
La première c’est que l’État s’est retrouvé dans une situation de conflit d’intérêt institutionnel qui était absolument dingue. L’État, via la Caisse des Dépôts et des Consignations, était copropriétaire de la bourse carbone, était l’agent bancaire puisque c’est elle qui menait les opérations boursières et financières, et elle était aussi la tenancière du registre qui autorisait tout et surtout n’importe qui à commercer là-dessus. Et l’État, qui avait vocation à contrôler l’intégralité du marché, avait aussi un intérêt à ce que le marché marche puisqu’ils étaient rémunérés sur les transactions par commissionnement. Ça c’est la première erreur.
La deuxième erreur, c’est une erreur idéologique. Cette histoire raconte quelque chose de l’ultra financiarisation de notre époque qui est quelque chose que j’ai appelé dans mon livre le capitalisme de casino. L’État a voulu jouer avec la bourse. La bourse c’est une forme de jeu. Sauf que voilà ils sont tombés sur de meilleurs joueurs qu’eux, à savoir des vrais joueurs de poker, et ils ont perdu. Je dis faillite idéologique parce que c’est l’idée qu’il ne faut pas de contrôle parce que le contrôle, les garde fous vis-à-vis notamment de ce type de pratique ce serait un frein à l’efficacité financière. La France était obsédée à l’idée d’être la numéro 1 sur le marché des quotas carbone et tout ce qui était susceptible de relever du contrôle ou de la prévention vis-à-vis de la délinquance en col blanc était vu comme un empêchement. C’est quelque chose qui est très ancré dans une forme du néolibéralisme : le contrôle serait un empêchement à la liberté. Or ce que montre cette histoire c’est que le contrôle est une sécurité. Il faut quand même réaliser que 80 à 90 % des transactions ont disparu. Ça veut dire que 80 à 90 % du marché des quotas carbone en France était gangrené par le crime. C’est une folie. C’était devenu un marché quasi fictif simplement parce que les escrocs l’avaient contaminé.
Le troisième niveau c’est qu’il y a eu des alertes qui ont été opérées. À la fois, tout cela se passe dans un temps très court, en huit mois, entre octobre 2008 et juin 2009, mais il y a par exemple une réunion en novembre 2008 au ministère des fFinances. C’était Éric Woerth qui était ministre du budget et, déjà, l’idée qu’il faut arrêter d’assujettir ce marché à la TVA est mise sur la table. Si on retire la TVA, il n’y a plus de carrousel de TVA. Il n’y a plus d’escroquerie. Et là, la décision est prise de maintenir tout ça. C’est dans les mois qui vont suivre qu’il va y avoir la plus grosse accélération de l’arnaque. D’un côté, on peut dire que l’État français a mis six mois à réagir et, vu ce que sont les lourdeurs de l’État, c’est peu. Mais d’un autre côté, on peut se demander comment il est possible de n’avoir rien prévu en termes de contrôle, que quand il y a des alertes on ne regarde pas, on ne fait pas ce qu’il faut. Il faut comprendre qu’on est face à des escrocs qui étaient rémunérés à la seconde. Il y avait un virement qui était fait par la Caisse des Dépôts, ça partait TTC sur des sociétés qui étaient dans des paradis fiscaux ou qui étaient dans des pays « fatigués » comme disaient les escrocs, dans l’Union Européenne ou ailleurs, et tout ça disparaissait. Quand des juges ou des douaniers se sont intéressés à cette histoire, il leur a fallu des mois voire des années pour récupérer les traces financières. Donc on a d’un côté une escroquerie qui est commise dans une rapidité extravagante, et de l’autre, la justice qui, à cause des procédures, à cause de l’État de droit, et c’est très bien, et des lourdeurs de la coopération internationale, eux, mettent des années à retrouver le fil de cette escroquerie. Il y a quelque chose qui relève dans cette histoire de la vitesse qui est absolument passionnant parce que tout le monde a été dépassé : l’État a été dépassé mais, au bout du compte, les escrocs eux-mêmes ont été dépassés par cette vitesse qui leur a donné un argent, qui a peut-être fait leur fortune, mais qui a aussi causé leur chute.
Ce manque de préparation de l’État est-il, selon vous, lié à la thématique du réchauffement climatique, où il y a une urgence à agir, ou est-ce un pur hasard et cela aurait pu arriver, au final, sur n’importe quel autre marché ?
Je ne pense pas que ce soit lié à la thématique. En revanche, ce qui s’est passé est la conséquence directe du Protocole de Kyoto. Ce que je veux dire par là c’est qu’à Kyoto, pour la première fois, les États du monde entier se sont mis d’accord sur le fait qu’il fallait réduire les émissions de gaz à effet de serre. Les négociations ont été très âpres, très rudes. Je crois qu’il y a même eu 48 heures de négociation sans sommeil. À la fin, il y a eu une énorme bataille, entre d’un côté les Américains et de l’autre l’Europe. C’était la première fois d’ailleurs que l’Europe venait avec une délégation européenne. Il y avait les pays mais il y avait aussi l’Europe. L’objectif des Européens était d’obtenir la signature des Américains, qui étaient l’un des plus gros émetteurs de gaz à effet de serre à ce moment-là. Les Européens ont vu qu’ils étaient capables d’obtenir ce succès diplomatique gigantesque, que les Américains allaient signer le protocole de Kyoto. Les Européens avaient une fin : que les Américains signent et qu’on ait cet accord mondial historique, et les Américains avaient un moyen : d’accord on signe, mais on le fait à notre manière. Les Européens voulaient faire de la fiscalité verte et les Américains ont dit : « Nous, si on signe, on le fait, mais on le fait avec la finance. Pas la fiscalité, la finance. » C’est de là que sont nées les bourses de quotas carbone. Mais, quand tout cela a été traduit des années plus tard en 2005 auprès de la Commission européenne, puis dans les États européens, les Européens n’ont pas complètement lâché le morceau des années après Kyoto. Ils se sont dit : « Certes on va faire des bourses de quotas carbone, on a signé, très bien, mais on va mettre de la fiscalité. On va mettre de la TVA parce que cela va être générateur de rendements fiscaux pour les États. » Ils se sont dit ça en se disant : « On a quand même gagné une partie de la manche vis-à-vis des Américains. Ce ne sera pas le tout financier, on va y mettre de la fiscalité ». Sauf qu’ils ont mis la fiscalité et pas n’importe quelle fiscalité, la TVA, sur un produit financier qui n’a jamais eu de TVA. Et donc déjà, à l’époque, les experts se sont dit : « Mais pourquoi il y a une TVA sur une bourse ? ». Ça n’a pas de sens d’autant que la TVA, c’est quand même sur des produits concrets, physiques. Les escrocs, quand ils faisaient leurs escroqueries, avaient besoin de faire tourner des faux stocks. Là avec les quotas ils n’avaient besoin de rien ! C’est immatériel, un quota. Pour eux, c’est le génie absolu. Pour ces escrocs, c’est comme si on leur avait proposé de braquer la banque de France mais qu’on leur avait dit par quelle porte entrer, par quelle porte sortir, qu’il ne fallait pas aller par là parce qu’il y avait des caméras de surveillance et que la police attendait derrière, mais plutôt par ici. C’est comme ça qu’ils entretiennent l’idée de la complicité.
Après, il est certain que la thématique a joué dans le sens où la France était obsédée à l’idée d’être numéro 1 sur cette thématique émergeante. Il y avait une course de vitesse, de dire que nous les Français on est meilleurs que les Allemands, que les Danois, que les Italiens, ou les Anglais, c’est nous qui avons le plus gros volume de transactions parce que c’est pour la meilleure des causes, la cause environnementale. Ça, c’est sûr que cela a joué et c’est cet aveuglement qui a été terrible dans l’escroquerie.
Pour aller plus loin : Le livre de Fabrice Arfi, D’argent et de sang
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